Samedi noir : Le jour où le monde a frôlé la guerre nucléaire

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86400 secondes. 1440 minutes. 24 heures. Une journée.

À première vue, ces unités de temps se succèdent de manière régulière, créant une trame quotidienne où chaque jour semble être une répétition de celui qui précède. Pourtant, au-delà de cette apparente uniformité, l’histoire a tissé des jours qui ont façonné le destin de nations, changé les cultures et croyances pour les siècles à venir et laissé une empreinte indélébile dans les annales du temps.

Le 28 février 380, date de l’édit de Thessalonique qui officialisa le Christianisme comme religion d’État de l’Empire romain. Le 12 octobre 1492 lorsque Christophe Colomb et son équipage posèrent le pied au Nouveau Monde. L’assassinat de l’archiduc François Ferdinand le 28 juin 1914 poussant le domino qui finira par causer non seulement la 1ʳᵉ guerre mondiale, mais également la 2ᵉ. La liste est longue, culturellement différente et majoritairement subjective.

Mais si l’on veut connaitre le jour le plus dangereux de l’histoire, peu arrive à égaler le jour connu sous le nom du samedi noir …

Outre le fait d’être un super nom pour un concert de Metal, le samedi noir peut être vu comme le jour où l’humanité à parier son futur à coup de pile ou face. La crise des missiles de Cuba n’a surement occupé qu’un ¼ de page de votre livre d’Histoire de Lycée, et beaucoup ignorent le nombre d’événements digne d’un thriller haletant s’étant produit durant cette période. En particulier, le 27 Octobre 1962.

Si la crise des missiles de Cuba fut le point crucial de la guerre froide, le samedi noir fut son point culminant. À ce moment-là, l’aiguille symbolique de l’horloge de l’apocalypse frôla le seuil de minuit moins une minute. À The Flares, on s’intéresse avant tout à la prospective et le futurisme, mais j’ai envie de plonger dans cet événement historique, car je pense qu’il nous informe sur une trajectoire très sombre des futurs possibles. Tel que le souligna le penseur danois Kierkegaard, l’histoire se « vit en avançant » mais se « comprend en regardant en arrière ». Une rétrospective qui éclaire notre trajectoire à venir.

Contexte historique

Le début des années 1960. Une ère de changements majeurs. Des transformations économiques, politiques et technologiques ont remodelé le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les États-Unis étaient alors prédominants sur le plan stratégique dans un monde en pleine guerre froide idéologique, entre le bloc occidental et le bloc Est. Le rideau de fer coupant l’Europe en deux au niveau de Berlin.

Tandis que l’Asie du Sud-Est, l’Afrique et l’Amérique du Sud se transformaient en échiquier où les acteurs majeurs avançaient leurs pions au cours de conflits de proxy dévastateurs, c’était désormais le tour de l’Amérique centrale d’embraser la scène.

Le 16 octobre 1962, la CIA présente au président John F. Kennedy, 3 photos prises par un avion de reconnaissance dans l’espace aérien cubain. Seul un œil averti est capable de détecter l’installation de missiles nucléaires soviétiques.

Selon les informations de la CIA, ces missiles à moins de 200 km des côtes américaines ont une portée permettant d’atteindre une vaste portion de la côte est des États-Unis, incluant Washington en treize minutes. Quelques jours plus tard, un deuxième site est découvert confirmant la présence de missile balistique dont certains déjà armés d’ogives nucléaires.

Kennedy savait très bien les raisons qui avaient conduit les Soviétiques à choisir Cuba pour cette démonstration d’équilibre des forces. Les États-Unis, en 1957, avaient agi de la sorte en Turquie, un État membre de l’OTAN, aux portes de l’URSS.

L’escalade des tensions

Les réunions de crise se succèdent, l’intensité monte crescendo. Le général tumultueux Curtis LeMay, maître des opérations au sein de l’Armée de l’Air, aux commandes d’une formidable armada de 3000 missiles nucléaires, penche en faveur des options les plus extrêmes, prônant des frappes aériennes sur les installations adverses. L’idée d’une invasion terrestre de Cuba, bien qu’elle puisse renverser rapidement Fidel Castro, est éclipsée par la réalité de pacifier quelque 7 millions de Cubains, renommés pour leur penchant à la résistance guérillera – une tâche qui promet des années d’enlisement. Finalement, c’est le blocus naval qui émerge comme la voie la plus rationnelle. Le 22 octobre, Kennedy expose la situation au regard du monde, livrant lors d’une allocution télévisée un ultimatum cinglant à Khrouchtchev, exigeant le retrait immédiat des missiles cubains. À cet instant, les Soviétiques comprennent que leur pari a échoué.

Au cours des jours suivants, Fidel Castro donne le signal d’une mobilisation générale, alors que plus de 40 000 troupes soviétiques se trouvent sur l’île. Convaincu que les Yankees planifient l’invasion de Cuba, Castro se tient prêt à tout sacrifier. Il évoquera par la suite ses certitudes sur l’entame d’une guerre nucléaire, ne se faisant pas d’illusion sur le sort de Cuba.

Le 24 octobre, une flottille imposante de navires de guerre soviétiques, accompagnée de sous-marins, s’approche dangereusement de la frontière du blocus américain. Tous les signaux laissent présager que Khrouchtchev s’apprête à défier ouvertement le blocus, et les règles d’engagement autorisent la destruction des vaisseaux soviétiques en cas de non-respect des ordres émanant de la marine américaine. Cependant, contre toute attente, les navires soviétiques font brusquement volte-face. Ce moment crucial pousse le Strategic Air Command à activer pour la première fois le niveau DEFCON-2, situé juste en deçà de l’alerte maximale déclenchant une guerre nucléaire. Les vols de reconnaissance américains survolant Cuba livrent des indications alarmantes : les sites de missiles soviétiques atteignent leur phase opérationnelle imminente.

Khrouchtchev se distinguait par sa désinvolture à l’égard des risques d’une guerre nucléaire. Il traitait ce sujet délicat comme une composante banale de la rivalité entre les superpuissances, allant jusqu’à affirmer que si les États-Unis souhaitaient la guerre, elle pouvait commencer sur-le-champ. En somme, il représentait le pire type de leader à avoir en temps de crise.

Kennedy, quant à lui, portait l’étiquette d’un homme inexpérimenté, notamment à cause du désastre de la baie des Cochons. Cette opération manquée impliquait l’invasion de 1500 exilés cubains, préparée par la CIA pour renverser le gouvernement de Fidel Castro. Ainsi, la balance du pouvoir entre les deux dirigeants n’était pas équilibrée. Cependant, des informations ont plus tard révélé que les deux hommes redoutaient autant l’un que l’autre le déclenchement d’un conflit nucléaire.

À mesure que le temps s’écoule, les options diplomatiques s’amenuisent. Les États-Unis se préparent en vue d’une éventuelle invasion de Cuba, amorçant une mobilisation militaire d’une ampleur sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. En effet, une force de 150 000 hommes se prépare pour un débarquement amphibie et des opérations parachutistes. De manière inédite dans l’histoire américaine, les bombardiers B-52 demeurent en alerte aérienne constante.

Une curiosité de cette époque réside dans la capacité des satellites à diffuser les discours de Kennedy à travers le monde en un temps presque instantané, contrastant avec l’incapacité à engager des conversations en temps réel avec Khrouchtchev. Les communications entre les deux superpuissances requièrent une demi-journée, voire davantage, souvent par le biais de lettres, accroissant le risque de malentendus ou de dérapages.

Khrouchtchev exprime dans une lettre adressée à Kennedy : “Nous ne devons pas tendre les extrémités de la corde dans laquelle vous avez noué le nœud de la guerre, car plus nous tirons tous les deux, plus ce nœud se resserre. Et viendra un moment où ce nœud pourra être si serré que même celui qui l’a noué ne disposera plus de la force nécessaire pour le défaire, il faudra alors trancher ce nœud.”

27 Octobre 1962 : Le samedi noir

Selon les informations de la CIA, cinq des six sites de missiles à moyenne portée à Cuba sont à présent pleinement opérationnels. Cette situation engendre une menace majeure, puisque Washington et potentiellement New York pourraient être réduites en cendres dans les dix minutes suivant le lancement des missiles depuis Cuba.

Une force de frappe tactique américaine composée de 576 avions de combat, stationnés sur cinq bases aériennes distinctes, est prête à être mise en action. Des avions de chasse à réaction patrouillent en permanence dans les cieux au-dessus de la Floride, prêts à intercepter tout avion soviétique en provenance de Cuba.

Fidel Castro adresse une lettre à Khrouchtchev dans laquelle il suggère la possibilité d’une attaque nucléaire préventive contre les États-Unis, en cas d’invasion américaine à Cuba.

Charles Maultsby pilote un avion U2 lors d’une mission de routine au Pôle Nord, mais se perd malencontreusement. Au lieu de se diriger vers l’Est en direction de l’Alaska, il vole vers l’Ouest, pénétrant ainsi en plein territoire soviétique. En réponse, des chasseurs MIG russes sont dépêchés pour intercepter l’intrusion dans leur espace aérien.

Agacée par les incessants survols des avions américains, l’armée cubaine reçoit désormais l’ordre d’abattre toute intrusion dans leur espace aérien. C’est dans ce contexte que l’avion U2 piloté par le major Anderson, sur le point de terminer sa mission de reconnaissance, est touché par un missile antiaérien et abattu.

Charles Maultsby se retrouve à présent dans l’espace aérien soviétique, prenant conscience de la gravité de sa situation. Il réalise les enjeux considérables s’il venait à être repéré. Au cœur de la crise de Cuba, les Soviétiques pourraient interpréter sa présence comme une tentative de vol de reconnaissance en vue d’une attaque nucléaire préventive. Une telle perception pourrait les inciter à agir en premier. Tout cela à cause d’une simple erreur de navigation qui l’a dirigé dans la mauvaise direction. Guidé par la position du soleil, il parvient à réorienter l’avion en direction de l’Alaska. En manque de carburant, son unique espoir réside dans une descente en planeur, visant à prolonger sa trajectoire suffisamment pour quitter le territoire russe.

Au cours de cette journée, la nouvelle du décès du Major Anderson parvient à Kennedy. Ils ont fait couler du sang les premiers, comment répondre à cette situation ? Lorsque Khrouchtchev apprend la même tragédie, sa colère est manifeste, car le missile ayant abattu l’avion était russe. Peut-être même l’officier ayant donné l’ordre. Les deux dirigeants réalisent qu’ils ont perdu une partie du contrôle de la situation et qu’une seule personne a le potentiel de précipiter les événements vers un point de non-retour. Les erreurs sont une conséquence inévitable de la guerre, mais lors des guerres précédentes, elles étaient plus faciles à rectifier. Les enjeux sont désormais bien plus élevés et la marge d’erreur bien plus étroite.

Quatre sous-marins russes sont repérés à proximité de la frontière du blocus. Kennedy donne l’ordre à la Marine de les contraindre à émerger en utilisant des grenades anti-sous-marines non destructrices. Quelques jours plus tôt, un message avait été transmis à l’ambassade américaine à Moscou pour informer le gouvernement soviétique de cette procédure de signalement. Cependant, il semble que les officiers des sous-marins n’aient jamais reçu cette information.

Une batterie de missiles de croisière soviétiques s’est postée en position en dehors de Guantanamo, prête à mettre à exécution la menace proférée par Khrouchtchev d’anéantir la base navale américaine à Cuba.

Charles Maultsby parvient à quitter l’espace aérien soviétique avant d’être intercepté, réussissant à atterrir sur un aérodrome en Alaska. Le pire a été évité… du moins pour le moment.

Le sous-marin B-59, transportant une ogive nucléaire de 10 kilotonnes, est pourchassé par des navires américains depuis plusieurs jours, alors qu’il navigue désormais dans la zone du blocus. Le système de ventilation est défaillant, provoquant des températures à bord dépassant les 40 degrés. La concentration de dioxyde de carbone approche des niveaux critiques, entraînant des évanouissements dus à la combinaison de la chaleur et de l’épuisement. Plus préoccupant encore, aucune communication n’a pu être établie avec Moscou depuis plusieurs jours, et voilà que le sous-marin se retrouve pris entre plusieurs explosions. Les officiers ignorent que ces détonations sont en réalité des grenades anti-sous-marines à faible puissance, conçues uniquement pour forcer le sous-marin à remonter à la surface. Pour le capitaine Savitsky, le début d’une troisième guerre mondiale semble tout à fait plausible. Il donne l’ordre à l’officier en charge de la torpille nucléaire de la rendre opérationnelle.

Un sentiment d’apocalypse envahit les citoyens américains. Certains quittent les grandes villes, d’autres se livrent au pillage des magasins. Le soir du 27 octobre, Kennedy et ses conseillers se retrouvent pour discuter de la possibilité d’un compromis avec les Soviétiques. Ils informent également l’ambassadeur russe aux États-Unis d’une ultime proposition avant le début de l’invasion de Cuba, prévue pour le lendemain ou le jour suivant.

À bord du sous-marin B-59, deux officiers supérieurs votent en faveur du lancement de la torpille nucléaire. Dans la plupart des sous-marins soviétiques, cela suffirait pour exécuter l’ordre, mais pas dans le cas du B-59. Heureusement, le commandant Vassili Arkhipov se trouve à bord de ce sous-marin, ce qui lui confère un droit de vote crucial dans cette décision apocalyptique. Seule une unanimité permettrait le déclenchement d’une frappe nucléaire, et Arkhipov s’oppose fermement. Son choix a probablement évité une guerre nucléaire imminente.

Vassili Arkhipov

La situation évolue d’heure en heure, parfois de minute en minute, de manière dangereuse et imprévisible. La journée se termine dans un climat d’incertitude maximale du côté américain, tandis que la nuit commence à Moscou.

Finalement, Khrouchtchev accepte la proposition de Kennedy. Les États-Unis s’engagent publiquement à ne pas envahir ni renverser Fidel Castro en échange du démantèlement et du retrait des missiles nucléaires soviétiques de Cuba.

Le matin suivant, le 28 octobre, Khrouchtchev publie une déclaration publique annonçant le retrait des missiles soviétiques de Cuba. À ce moment-là, je pense que tout le monde est allé au WC pour, comme on dit dans le jargon géopolitique, chier un bon coup. Un autre accord, cette fois confidentiel, stipule que les missiles en Turquie seront également retirés par les États-Unis.

Ainsi s’achève la crise des missiles de Cuba. Kennedy révélera ultérieurement qu’il estimait la probabilité d’une guerre nucléaire à 1 sur 3. La réalité était peut-être plus proche d’un 50/50.

Chaque incident au cours de ce “samedi noir” aurait pu, en lui-même, déclencher un conflit nucléaire. Le fait que cela ne se soit pas produit peut sembler miraculeux, certains pourraient même y voir une preuve de notre bon augure, comme si un ange gardien veillait sur l’humanité ce jour-là. Ou peut-être que nous avons simplement la chance de vivre dans une branche du multivers d’Everett qui n’a pas sombré dans une troisième guerre mondiale, contrairement à de nombreuses autres branches.

Cependant, la menace nucléaire continue de planer sur l’humanité comme une épée de Damoclès. D’autres crises pouvant mener à une escalade se dressent probablement sur les trajectoires futures de l’humanité.

Reconnaitre que la chance ne tournera pas toujours en notre faveur est la 1ʳᵉ étape pour prendre des mesures de résilience et contingence et se préparer au jour où la pièce pourrait tomber du mauvais côté. Pour ceux qui veulent aller plus loin, je vous recommande le livre “One minute to midnight” de Michael Dobbs qui explore la crise des missiles de Cuba en profondeur et qui m’a servi pour cette vidéo.

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