Et si le Monde Était Parfait ?
Imaginez… que vous vous réveillez un matin, et que le monde a changé.
Il n’y a plus de réveil strident qui vous arrache du lit, pas de course effrénée pour attraper le métro, pas de mails urgents ni de réunions interminables. Vous n’avez plus besoin de travailler pour vivre, et vos soucis matériels semblent s’être évaporés, comme par magie.
Vous avez accès à tout ce dont vous avez besoin, sans effort, sans stress. La nourriture, le logement, la santé, la connaissance… tout est là, à portée de main. Et ce le cas pour tout le monde.
C’est ce que Nick Bostrom appelle l’utopie profonde, ou Deep Utopia.
Aujourd’hui, je vous propose de plonger dans cette idée fascinante : un monde où tous les problèmes ont été résolus, mais où de nouvelles questions, plus complexes, apparaissent…
Quand on pense au mot utopie, on imagine souvent quelque chose de simple. Des plages paradisiaques, des vacances infinies, la liberté de faire ce que l’on veut, quand on le veut, plus de guerre, une société parfaite… Mais Nick Bostrom, lui, voit les choses autrement.
Nick Bostrom, c’est ce genre de philosophe rare qui aime se poser les questions que peu de personne dans le milieu académique n’ose aborder. Mais là où il s’est vraiment fait un nom, c’est en tant que pionnier dans le domaine des risques existentiels. Ces risques, ce sont les menaces qui pourraient, littéralement, anéantir l’humanité. On parle de choses comme une pandémie mondiale conçue par les biotechnologies ou l’intelligence artificielle mal alignée. J’en ai parlé assez souvent sur cette chaine.
Il est connu pour son livre Superintelligence en 2014, où il met en garde contre les dangers potentiels d’une IA qui nous surpasserait. Un avertissement qui a fait frissonner bien des esprits dans la Silicon Valley, de Bill Gates à Elon Musk. Et qui a énormément contribué à lancer la discipline de la sécurité de l’IA. Mais avec son nouveau livre, Deep Utopia, Bostrom choisit d’explorer l’autre côté de la médaille. Au lieu de se concentrer sur ce qui pourrait mal tourner, il nous demande : Et si tout allait bien dans “un monde résolu” ou “un monde solutionné”, en anglais le terme qu’il utilise est “Solved world”.
Pour ça, il imagine un stade de maturité technologique où toutes les technologies physiquement réalisables ont été développées. Cela ne signifie pas que toutes les technologies imaginables existent, mais plutôt que les progrès dans les plus grosses branches de l’arbre technologique ont été maximisés. Une telle société posséderait un arsenal d’outils extrêmement puissants, notamment des intelligences artificielles dépassant largement les capacités humaines. La possibilité de manipuler la matière au niveau atomique. Des colonies aux confins des galaxies. Des réalités virtuelles parfaites, indiscernables de la réalité. L’élimination du processus de vieillissement et le transfert de la conscience humaine dans des substrats numériques.
Il ne s’agit pas de débattre si un tel futur est plausible, il évite la question de savoir comment on arrive à l’utopie. Il saute directement à : et si on y était, qu’est-ce qu’il se passe ensuite ?
Parce que parfois, le plus grand défi, ce n’est pas d’imaginer un monde en crise, mais de concevoir ce que serait un monde où nous aurions réussi à résoudre nos problèmes. Et c’est là que commence la vraie réflexion…
Au sommaire
1 : Une Vision d’Utopie… Différente
Il propose plusieurs niveaux au concept d’utopie. Imaginez ça comme des poupées russes. Il commence par ce qu’il appelle des utopies culturelles et politiques.
Utopie culturelle et politique
Vous savez, ces mondes que l’on a souvent vus dans des livres, où les sociétés sont repensées, les systèmes politiques réinventés. D’ailleurs le terme Utopie vient de l’écrivain anglais Thomas More en 1516 où il décrit une société idéale. Ce sont des mondes où on essaie de résoudre nos problèmes actuels en réécrivant les règles de la société. Ce qui a même donné naissance à des idéologies marquantes comme le Marxisme.
Ensuite, on a un type d’utopie anticipé par certains économistes et futuristes. Dans les années 1930, l’économiste John Keynes prédisait que d’ici à 2030, les progrès technologiques entraîneraient une multiplication par quatre à huit de la productivité, ce qui conduirait à une semaine de travail de 15 heures. Il a vu juste sur la première partie puisqu’en 2024, la productivité est 5 fois plus important qu’en 1930, mais les semaines de 15 heures sont loin d’être la norme. Bostrom pense que Keynes était un peu trop optimiste sur le temps de travail, mais sa vision est fondamentalement correcte.
Ce que Bostrom imagine va encore plus loin : une société où le travail tel que nous le connaissons disparaît presque entièrement. C’est l’utopie post-travail ou post-emploi.
Utopie post-travail
Imaginez une société où toutes les tâches fastidieuses, répétitives ou dangereuses sont prises en charge par des machines. Où l’automatisation, l’intelligence artificielle et la robotique ont tellement évolué que chaque chose, de la construction à la production alimentaire, se fait sans effort humain. Ça veut dire que vous êtes libre… libre de choisir comment passer votre temps, libre de suivre vos passions, ou de ne rien faire du tout si c’est ce qui vous inspire.
Dans cette utopie post-travail, votre valeur ne serait plus définie par ce que vous faites, mais par ce que vous êtes, ce que vous aimez, ce qui vous rend heureux. Vous pourriez passer vos journées à apprendre, à créer, à voyager… ou simplement à flâner sous un arbre, sans ressentir la pression de devoir “être productif”.
Mais il ne s’arrête pas là. Car si l’économie et la productivité sont entièrement automatisés par des technologies avancées, cela nous mène vers l’utopie de l’abondance.
Utopie de l’abondance
C’est un peu le rêve classique d’une terre où tout est en surabondance. Tout est là, tout est facile. Imaginez la version moderne de la terre de Cocagne, ce mythe médiéval où les poulets rôtis se jettent dans les assiettes et où le vin coule à flots dans les rivières. Ouais, c’est très médiéval, mais c’est logique quand on se met à la place d’un paysan de l’époque.
Et ce n’est pas qu’une simple idée de science-fiction. Regardez autour de nous… on commence déjà à voir les prémices de cette vision. Les avancées en agriculture automatisée, en énergie solaire et en intelligence artificielle nous rapprochent, lentement mais sûrement, de cette utopie de l’abondance.
Et puis, il pousse la réflexion encore plus loin avec ce qu’il appelle les utopies post-rareté, ou post-scarcity en anglais.
Utopie post-rareté
Un monde où la rareté matérielle n’existe plus. Plus de files d’attente, plus de guerre pour les ressources, plus de lutte pour obtenir ce dont on a besoin. Tout est disponible, partout, tout le temps.
Imaginez des fermes verticales ultra-efficaces qui produisent de la nourriture en abondance, des réacteurs à fusion qui fournissent une énergie propre et inépuisable, et des imprimantes atomiques de précision capables de créer à peu près n’importe quel objet dont vous pourriez avoir envie. C’est un monde où l’on ne se soucie plus de la faim, des factures d’électricité ou du manque d’infrastructure. Un monde où tout ce que vous désirez peut-être produit et partagé sans effort. La seule rareté qui subsiste concerne les choses positionnelles — par exemple, il est impossible pour tout le monde d’être le meilleur joueur de tennis au monde, et dans le monde réel, tous les habitants de la planète ne peuvent pas avoir une maison avec vue sur la mer.
Et là, il y a une autre dimension intéressante… car dans cette utopie, ce n’est pas juste la quantité des biens qui est en abondance, mais aussi les services. On peut imaginer un monde où chacun à accès aux meilleures éducations, aux meilleurs soins, où la notion de manque n’a tout simplement plus de sens.
C’est souvent là où s’arrêtent les plus fervents techno-optimiste. Mais Nick Bostrom pousse les choses d’un cran avec ce concept intriguant d’utopie post-instrumentale.
Utopie post-instrumentale
Ça sonne un peu comme un terme technique, mais c’est peut-être l’une des idées les plus radicales qu’il propose. Un objectif instrumental est un but intermédiaire ou un moyen que l’on poursuit non pas pour sa valeur propre, mais parce qu’il permet d’atteindre un objectif final plus important ou plus fondamental.
Imaginez un monde où apprendre, comprendre et créer ne demandent plus d’efforts. Vous avez envie de jouer du piano ? Vous téléchargez les compétences directement dans votre esprit. Vous souhaitez comprendre la physique quantique ? En un clin d’œil, c’est fait. Grâce à des neurotechnologies tellement avancées, acquérir du savoir ou des compétences serait aussi simple que respirer. Et si vous souhaitez des gros biceps, plus besoin de passer des centaines d’heures à la salle de muscu. Il existe une pilule qui vous donne exactement la masse musculaire que vous souhaitez.
Bostrom appelle ça une utopie “post-instrumentale” parce qu’elle dépasse notre besoin d’utiliser des outils, des méthodes ou même des efforts pour apprendre.
On est donc dans un monde où non seulement vos besoins matériels sont satisfaits, où le travail n’est plus nécessaire, et où même apprendre devient instantané…
La dernière couche de ses poupées russe, c’est … vous.
Il imagine un point où vous pouvez aussi façonner votre propre être. Vous pourriez choisir votre humeur comme on choisit une tenue, remodeler votre corps comme on sculpte une statue, ou encore ajuster votre personnalité comme on modifie une partition musicale. C’est ce que Nick Bostrom appelle l’utopie plastique, la version la plus radicale de ce monde “résolu”.
Utopie plastique
Bostrom décrit cette utopie comme un monde où la plasticité, la malléabilité, devient totale. Imaginez que le monde lui-même, y compris vous, soit comme de l’argile douce que vous pouvez modeler à votre guise. Besoin d’un peu plus de courage pour affronter une journée difficile ? Vous l’activez d’un simple geste. Envie d’expérimenter la vie avec un esprit plus calme et méditatif ? Quelques ajustements, et c’est fait.
C’est un monde où nos limites physiques, psychologiques, et même morales, peuvent être redéfinies, ajustées, transcendées, probablement, car on vit dans une simulation en tant qu’être post-biologique. Vous ne seriez plus seulement un observateur de votre vie, mais un sculpteur actif de chaque aspect de votre être.
Bostrom parle d’une humanité métamorphique, une humanité qui se transforme grâce à sa propre technologie.
Ça a l’air génial tout ça, … et forcement, il y a un mais …
2 : Le mais de l’utopie
Qui aurait cru que résoudre tous les problèmes de l’humanité entrainerait un autre problème. Peut-être l’utime problème : Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? À quoi ressemble le quotidien d’un individu vivant dans une utopie plastique, post-abondance, post travail, post-rareté et post-instrumentale ?
Bostrom parle de redondance profonde. Un état où nous devenons… superflus. Parce que si les machines font tout mieux que nous, même les choses que nous aimons — écrire, composer, enseigner — alors… quel est notre rôle ?
Qu’arrive-t-il à notre sens de la vie, notre but, lorsque toutes les limitations pratiques sont levées ? Si tout est possible, si tout peut être changé ou obtenu instantanément, que reste-t-il à désirer ? À quoi sert-il de grimper une montagne si vous pouvez simplement en faire apparaître le sommet sous vos pieds ? Qu’est-ce que cela signifie d’être humain, lorsque nous pouvons être n’importe quoi ? Si nous pouvons changer nos émotions, nos valeurs, même notre corps à volonté, est-ce que nous perdons ce qui fait notre identité ?
Le livre suggère quelques éléments de réponses. Déjà, Bostrom anticipe que même si l’automation peut techniquement remplacer toutes les activités humaines, il reste des choses que nous pourrions préférer rester humaine. Comme le sport, la religion, l’art ou des activités qui nécessitent d’avoir des expériences conscientes (dans le cas où nous ne sommes pas sûrs si l’IA possède la conscience).
Ensuite, même si l’on peut déjà se payer l’accès à n’importe quel sommet sans effort en hélicoptère, l’alpinisme existe toujours. Dans un monde résolu, peut-être choisirons-nous quand même d’escalader, de lutter, parce que c’est dans l’effort, dans la difficulté, que nous trouvons du sens. Et les jeux pourraient jouer un rôle fondamental, car ils offrent des défis artificiels, une manière de créer des objectifs, de retrouver le plaisir de l’effort et de la compétition, même quand rien ne nous oblige à y participer.
Bostrom utilise l’exemple du golf : le but de faire entrer une balle dans une série de trous en frappant avec un club est un objectif complètement arbitraire, mais c’est justement ce cadre qui donne sens au jeu. Dans une utopie, les jeux pourraient devenir bien plus immersifs et sophistiqués. Que ce soit une compétition sportive sans améliorations physiques ou un monde virtuelle complexe, ces jeux et contraintes arbitraires redonneraient une texture au quotidien, nous permettant de retrouver l’essence du dépassement de soi, même dans un monde parfait.
Il y a une métaphore intéressante dans le livre, c’est l’idée de dilater nos pupilles pour voir les étoiles. Pour Bostrom, ces étoiles représentent quelque chose de plus profond que ce que l’on voit au premier abord : des valeurs supérieures, comme la quête de sens, la réalisation personnelle, et le sentiment d’accomplissement.
Tout comme un œil ne peut pas voir les étoiles lors d’une nuit nuageuse. Une personne ne peut pas se concentrer sur ses valeurs supérieures si elle se demande comment payer ses factures la semaine prochaine. Il s’agit de dilater nos pupilles pour voir plus clairement les subtilités de l’existence. Et c’est peut-être uniquement lorsque nous aurons atteint une condition d’utopie, que nous pourrons explorer et raffiner les valeurs les plus profondes de l’humanité et en découvrir de nouvelles.
Au final, Bostrom ne nous donne pas de réponses simples. Deep Utopia n’est pas un manuel pour créer une société parfaite, mais un immense terrain de jeu pour la réflexion.
Même dans un monde où tout semble résolu, où il n’y a plus de besoins matériels pressants, nous devons toujours chercher notre direction, définir notre chemin. Peut-être que ce qui donne vraiment du sens à notre vie, ce n’est pas simplement d’atteindre un état de satisfaction permanente, mais de continuer à explorer, à contempler, à dilater nos perceptions pour voir plus loin, plus profondément.
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