Aux premiers rayons du jour, Olympia s’apprête à sortir pour un jogging routinier, mais se retrouve stoppé net dans son élan lorsqu’elle percute son orteil contre le coin de cette satanée table ! Au lieu d’éprouver une douleur aiguë atroce comme ces ancêtres, elle ressent un picotement, rien de plus que l’équivalent d’un coup d’électricité statique. Cela suffit à lui faire porter son attention sur son orteil pour vérifier les dégâts. Rien de cassé, tout va bien.

Olympia est née avec une modification des allèles du gène SCN9A qui lui donnent une très basse sensibilité à la douleur physique. C’est une procédure que presque tous les parents choisissent de conférer à leurs enfants. Fini le temps où des milliards de personnes étaient affligés par des seuils de douleur imposés aléatoirement par la sélection darwinienne. Jugés comme “normaux” à l’époque.

Nous sommes en 2242 et la douleur a depuis longtemps été maitrisée par l’humanité grâce à un mélange de biotechnologie, pharmacologie et cybernétique. Les douleurs aiguës ont laissé place à des systèmes d’alarme sensoriels neutres et les douleurs chroniques ont été quasiment éradiquées. Il est même possible de choisir son seuil de douleur pour la journée à l’aide de son IA personnelle connectée au système nerveux. Les rares douleurs pathologiques restantes sont soulagées par de puissants analgésiques non addictifs dont certains à base de venin synthétisé.

Est-ce un scénario de science-fiction ? Très certainement, mais quand est-il de celui-ci :

En 2022, je me rends chez le dentiste pour une lourde opération. Je reçois une anesthésie locale qui m’empêche de ressentir quoi que ce soit dans la zone dentaire tandis que le docteur performe ce qui aurait paru comme de la torture, il n’y a ne serait ce que deux siècles.

Pour une personne vivant au Moyen ge, ce scénario est inimaginable. Assurément, le dentiste doit être un mage ou pire, utiliser l’aide de forces démoniaques.

Il est difficile de savoir ce que les avancées dans la gestion de la douleur vont offrir pour les générations futures, mais il est presque certain que nos descendants auront bien plus de solutions pour abolir ce qui tourmente tant de personnes aujourd’hui.

dans le cadre des vidéos echoscientifiques À la demande d’EchoSciences Provence-Alpes-Côte d’Azur en partenariat avec Play Azur, j’ai eu le plaisir de m’entretenir avec Eric Lingueglia, directeur de recherche Inserm. Il est spécialisé dans la recherche fondamentale sur la douleur au sein de l’Institut de Pharmacologie Moléculaire et Cellulaire du CNRS et de l’Université Côte d’Azur à Valbonne-Sophia Antipolis. Il est donc très bien placé pour nous éclairer sur les mécanismes de la douleur et les évolutions possibles de nouveaux traitements.

Mais avant de se projeter dans le futur, commençons par définir ce qu’est la douleur.

Qu’est-ce que la douleur ?

D’après l’Association internationale pour l’étude de la douleur (IASP), elle est définie comme

“une expérience désagréable, à la fois sensorielle et émotionnelle, associée ou ressemblant à celle associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle… ”.

La douleur dépend d’une stimulation qui dépasse un certain seuil, que l’on peut représenter par ce schéma de douleur perçu en fonction de l’intensité. C’est un phénomène dynamique qui s’ajuste en fonction du contexte. Par exemple, ça fait mal de prendre une douche sur un coup de soleil avec de l’eau à une température d’habitude agréable.

“Au bout du doigt, on a une terminaison nerveuse qui est spécialisée dans la détection des stimulations douloureuses. En fait, c’est un câble électrique qui va du doigt jusque vers la moelle épinière. Je mets la main sur la plaque chaude, c’est très chaud, donc j’ouvre mon canal sensible aux températures chocs douloureusesx, il génère un signal important. Hop, le signal électrique va courir le long du nerf sensitif jusque dans la moelle épinière. Et là, il va rentrer dans le système nerveux central. Dans la moelle, il va y avoir des connexions avec des neurones moteurs qui va permettre de retirer la main tout de suite, et c’est au sein de la moelle épinière qu’il y a la première connexion avec le système nerveux centrale, et là, c’est un autre câble qui monte vers le cerveau. Donc le cerveau va dire où j’ai mal, de quelle intensité ? Et ça va être modulé par est-ce que j’ai eu mal pareil avant, tout un tas d’éléments liés à l’âge, aux expériences passées, à la culture et à l’éducation, au contexte qui vont faire que ça va moduler. Il y a une réponse qui va être une réponse comportementale. Il y a vraiment plusieurs niveaux : le niveau périphérique ou là, c’est vraiment de la conduction électrique, si on peut dire. Après, quand on tombe dans la moelle épinière, il peut y avoir une première modulation et après le cerveau va analyser et il va pouvoir moduler aussi la douleur positivement ou négativement.” – Eric Lingueglia

En adoptant le point de vue de l’évolution par sélection naturelle, on comprend pourquoi la douleur a émergé. Dans le but de maximiser sa survie, un organisme a besoin d’un avertissement pour savoir si son intégrité biologique est compromise. Soit par une menace externe, comme une plaie. Soit par un problème interne, comme une inflammation. Grâce à ces informations nociceptives, l’organisme peut prendre des mesures pour s’éloigner du danger ou éviter d’aggraver sa situation.

Ce n’est donc pas étonnant que ce système d’alarme possède une qualité désagréable pour les êtres conscients. Mais on peut se poser la question de savoir si une expérience subjective est nécessaire pour subir la douleur. Et si toutes les échelles du règne animal sont concernées ou seulement une portion comme les vertébrés.

“Quand on parle, par exemple, des insectes où il n’y a déjà pas de récepteurs au départ, on sait qu’ils ne perçoivent pas de la douleur, car ils ne sont pas équipés pour. Il y a certains insectes qui peuvent continuer à manger, par exemple, alors qu’ils sont eux-mêmes mangés par un prédateur. De l’autre côté, il y a les mammifères et les vertébrés où il y a à la fois le système de perception et le système nerveux élaboré, qui permet aussi d’avoir cette intégration et le côté cognitif et émotionnel. Et après, entre les deux, il peut y avoir des systèmes de perception qui peuvent générer par exemple des comportements d’échappement quand il y a quelque chose de nocif ou quand il y a un danger. Mais derrière, est-ce que le système nerveux est suffisamment élaboré pour générer une douleur ? C’est plus compliqué à savoir parce que l’animal ne va pas dire entre 0 et 10, vous avez mal à quel niveau ? C’est des comportements qui peuvent être réflexe que l’on enregistre et pas obligatoirement des comportements douloureux. Une voie d’étude, c’est d’essayer d’améliorer l’évaluation qu’on peut faire de la douleur chez l’animal. Par exemple, parmi ces manifestations, il peut y avoir des manifestations faciales, certaines grimaces ou des choses comme ça. Et là, l’intelligence artificielle et le machine learning est intéressante.” – Eric Lingueglia

Gestion de la douleur aujourd’hui

La douleur aiguë revêt un caractère adaptatif, par contre, il arrive que la douleur persiste des mois voir des années, y compris quand la cause initiale a disparu. Auquel cas, on parle de douleur chronique. C’est une pathologie qui concerne environ 1/3 des patients en médecine générale et représente un cout considérable pour les sociétés. Il existe également une variété de mutations génétiques, qui restent cependant relativement rares, associées directement à une douleur. Tout cela est évidemment invalidant et mal adaptatif. Mais parler de la douleur est imprécis tant on rencontre en réalité plusieurs types de douleur.

“Il y a des douleurs aigües et ce sont les douleurs qu’on peut expérimenter quasiment tous les jours. Assez souvent, ça passe en prenant une aspirine ou un anti-inflammatoire. Il y a aussi les douleurs inflammatoires qui sont liées à une lésion tissulaire. Il y a une inflammation qui va se produire. On a une douleur qui d’ailleurs parfois va même être plus importante que la zone uniquement blessée. Donc ça, c’est des douleurs qu’on arrive en général assez bien à gérer. Après, il y a des douleurs qui sont liées au système nerveux. Ça peut être soit des lésions directes. Ça peut être bien sûr des amputations, des choses comme ça, mais aussi des hernies discales, l’écrasement d’un nerf, ça peut être lié à des maladies. Ça peut être lié à des traitements de maladies. Par exemple, il y a des traitements par des agents anticancéreux qui vont abîmer les nerfs sensitifs, les nerfs responsables de la douleur, qui vont générer des douleurs neuropathiques. Ce sont les douleurs vraiment qui sont les plus problématiques parce que ce sont des douleurs chroniques. Souvent, ce sont des douleurs qui sont persistantes, parfois pendant des années, et pour lesquelles on a un arsenal thérapeutique qui est beaucoup moins important que pour les douleurs aiguës.” – Eric Lingueglia

C’est donc un impératif moral de chercher des moyens d’empêcher ou soulager la douleur autant que possible. Toutefois, une absence totale de douleur n’est pas souhaitable. C’est même une malédiction pour ceux qui sont atteints d’insensibilité congénitale à la douleur. Des pathologies génétiques rares qui se traduisent souvent par un très grand nombre de blessures et une espérance de vie réduite.

Les propriétés analgésiques de certains composés naturels comme l’écorce de saule, le chanvre ou le pavot sont connues au moins depuis les premiers humains modernes. À partir du 19e siècle, les substances actives ont été isolées et synthétisées, donnant lieu à des applications pharmacologiques améliorées, comme la morphine ou l’aspirine. Ce fut également durant le 19e siècle que l’anesthésie fut perfectionnée avec notamment le Chloroforme. L’anesthésie, quand elle est locale, consiste à bloquer tous les signaux allant vers la moelle épinière, incluant donc ceux de la douleur.

Ensuite, on trouve la catégorie des opiacés faible comme la codéine et fort avec autres la morphine. Malheureusement, les effets secondaires et l’accoutumance ne sont pas rares et peuvent poser un risque grave chez les patients. On parle même d’une épidémie des opiacés, particulièrement aux États-Unis en raison de prescriptions abusives, particulièrement avec l’Oxycontin.

Tout cela renforce la nécessité de découvrir des alternatives analgésiques efficaces.

“Les voies de recherche, c’est vraiment d’arriver à identifier, alors pour la crise des opiacés, ce sont des voies indépendantes des opiacés, ou alors continuer à étudier les opiacés, mais avec des approches optimisées qui permettent d’éviter les phénomènes d’accoutumance ou les effets indésirables associés aux opiacés. Après, il y a tout ce qui est les douleurs insensibles aux opiacés ou très peu sensibles comme des douleurs neuropathiques liées au système nerveux. Ou là, il y a vraiment un besoin d’identifier des nouvelles stratégies ou des nouvelles cibles thérapeutiques. Ça peut aussi être le cas de certaines céphalées.” – Eric Lingueglia

Futur des interventions ?

Pour concevoir une solution analgésique, une des options envisageables est de perturber l’activité des canaux ioniques responsables de la transmission et la détection des signaux douloureux. Cette option est d’autant plus intéressante que des mutations de certains de ces canaux chez l’homme ont un effet direct sur la douleur. On peut le faire soit au niveau génétique en désactivant un ou des gènes. Les outils d’édition génomique comme CRISPR CAS 9 offre des possibilités intéressantes et certains gènes ont été identifiés qui affectent la douleur d’un individu, comme le gène SCN9A qui la supprime.

Une autre option est l’approche pharmacologique en utilisant des molécules capables de bloquer les canaux ioniques de la douleur. Une solution pourrait résider dans un endroit pour le moins insolite : le venin, qui est un des centres d’intérêt de l’équipe de recherche d’Eric Lingueglia.

“On a été chercher dans divers animaux des toxines capables d’aller agir sur les canaux qu’on étudie dans l’idée d’avoir des outils pharmacologiques. Et effectivement, ça s’est avéré être des outils intéressants et certaines de ces toxines ont permis de démontrer le rôle de ces canaux dans la douleur. Donc là, c’est un premier objectif, c’est de valider la cible comme une cible importante pour la douleur qui peut être utilisée par l’industrie pharmaceutique pour identifier des petites molécules capables d’aller agir sur cette cible et d’être potentiellement des analgésiques. Et certaines de ces toxines pourrait être, elles mêmes, des point de départ pour des médicaments si on peut dire, puisqu’elles génèrent, en tout cas chez l’animal, des effets analgésiques qui sont importants.” – Eric Lingueglia

Nous allons de plus en plus vers la médecine de précision où l’on est capable d’administrer le bon traitement, à la bonne dose, au bon patient, au bon moment grâce entre autres aux approches de séquençage ADN à bas couts et à la multiplication des données analysée par des algorithmes. On trouve également des possibilités de contrôle “central” de la douleur dans le cerveau avec des électrodes dans des zones stratégiques.

Si on se projette plus loin, il existe le champ très prometteur de l’optogénétique et optopharmacologie qui vise à contrôler des molécules par la lumière, surtout pour la douleur qui, dans sa composante périphérique, serait plus facilement accessible à la lumière. Cela permet une manipulation des évènements électriques et biochimiques très précise dans le temps et l’espace.

“On pourrait aussi imaginer avoir des systèmes qui soient silencieux et qu’on puisse activer. Alors là, pour le coup, il y a une précision spatio-temporelle extrêmement forte puisque c’est une fibre optique et on va pouvoir envoyer une lumière d’une certaine longueur d’onde et donc on pourra prendre une molécule, elle sera partout, mais on l’activera qu’à l’endroit où on veut qu’elle soit active. C’est une possibilité. Soit avoir un système que l’on va pouvoir activer, non pas un agent pharmacologique, mais peut-être carrément un gène, puis pouvoir contrôler avec la lumière une douleur.” – Eric Lingueglia

Alors que penser d’Olympia évoluant dans cette hypothétique année 2242, tout droit sorti des idées du philosophe britannique David Pearce. D’ailleurs, j’ai exploré plus en détail sa philosophie dans cette vidéo et en l’invitant sur le podcast “Humain, Demain”.

Pourra-t-on par exemple moduler la valance d’une expérience, c’est-à-dire sa qualité intrinsèquement agréable ou désagréable ? Et de ce fait, transformer les sensations douloureuses en quelque chose de neutre, ou en tout cas moins déplaisant ?

“On pourrait imaginer alors là, c’est vraiment de la science-fiction, mais pas tant que ça quand même. C’est de dire qu’on pourrait conserver le signal, mais faire en sorte que ce signal devienne effectivement un signal d’alerte, mais pas obligatoirement un signal négatif. Si on associe une valance positive au signal d’alarme, mais pas trop négative à la douleur. Est-ce que finalement, il ne peut pas y avoir le danger qu’une stimulation douloureuse, qui est potentiellement un danger pour l’organisme, ne va pas pouvoir être mal utilisée et avoir l’effet inverse de ce qui est espéré ? C’est un signal qui est ambivalent. Il est important, mais il peut être extrêmement néfaste. Il y a des douleurs suicidaires, donc il y a vraiment des bons côtés, et des mauvais côtés. Après, qu’on ait des systèmes où l’on puisse contrôler sa douleur, c’est-à-dire que le signal soit là, mais qu’on puisse le contrôler facilement, ça effectivement, on peut l’imaginer.” – Eric Lingueglia

De nombreux scénarii resteront de la Science-fiction à jamais hors de portée, d’autres sont des possibilités bien réelles. Quoi qu’il en soit, la douleur est loin d’avoir révélé tous ses secrets. La recherche fondamentale joue donc un rôle prédominant dans la découverte de nouvelles stratégies pharmacologiques et thérapeutiques prometteuses qui mèneront nos descendants à regarder avec incrédulité la façon dont nous traitons la douleur aujourd’hui.

Les rencontres EchoScientifiques c’est également une conversation entre le chercheur et le vidéaste, ce qui veut dire que si vous souhaitez aller plus loin, mon entretien avec Eric Lingueglia est disponible sur la chaine YouTube d’EchoScience Provence-Alpes-Côte d’Azur.