Peut-on avoir une mémoire numérique comme dans la série Black Mirror ?

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Peut-on avoir une mémoire numérique comme dans la série Black Mirror ?
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Ah la mémoire ! Cette chose si précieuse et fragile qui connecte nos expériences et maintient la continuité de notre être. Sans elle, pourrions-nous vraiment garder l’illusion que nous sommes la même personne qu’il y a 10 ans ?

Ce pilier de notre identité est une source importante de curiosité scientifique, révélant de plus en plus ses mystères. Ce qui ouvre la porte vers des applications technologiques ayant le potentiel de radicalement transformer la condition humaine.

Enregistrer notre mémoire, transplanter de nouveaux souvenirs, les revivre et les partager. On va commencer par voir ce qui est faisable avant de se demander si ce serait désirable.

Mémoire numérique en Science Fiction

Comme souvent, une technologique futuriste trouve ses racines dans la science-fiction. Souvenirs à vendre (titre original : We Can Remember It for You Wholesale) est une nouvelle de science-fiction de Philip K. Dick, publiée en 1966. C’est l’histoire d’un homme qui fait appel à une entreprise pour implanter de faux souvenirs d’un voyage sur Mars. Évidemment, ça tourne mal. Et si ça vous dit quelque chose, c’est surement Total Recall, l’adaptation hollywoodienne avec Schwarzenegger. Un de mes films préférés quand j’étais enfant.

Je vais aussi citer “Strange days”, un film méconnu au titre nul à chier, mais ayant une intrigue intéressante. On y trouve une technologie appelée “squid”, capable d’enregistrer les flux du cortex cérébral et de les restituer à l’identique via un casque, ce qui permet aux utilisateurs de vivre les sensations et les émotions des autres. Évidemment, ça tourne mal. Le jeu vidéo Cyberpunk 2077 possède également un appareil similaire appelé “braindance”.

Mais l’exemple le plus connu est sans doute l’épisode “The Entire History of You” de la première saison de Black Mirror. L’histoire se déroule dans une société où chacun possède un implant appelé “Grain” qui permet d’enregistrer et de rejouer tous les moments de sa vie. Évidemment, ça tourne mal. Mais surtout, je pense que ça a intrigué beaucoup de monde sur la possibilité d’une telle technologie à l’heure où des milliards de personnes utilisent activement les réseaux sociaux, partageant leur vie en ligne dans une compétition grotesque à coup de filtre et d’hyperbole pour en mettre plein la vue aux voisins alors qu’en faite, tout le monde s’en fout.

Comment enregistrer les souvenirs ?

On peut considérer deux stratégies pour enregistrer nos souvenirs. Invasives et non invasives. Cela renvoie à l’article sur le soldat augmenté et ce n’est pas surprenant. Lorsqu’on anticipe des technologies d’amélioration ou d’augmentation de l’humain, ces deux avenues sont les plus évidentes.

Approches non invasives :

Porter un appareil qui capture ce que vous voyez et entendez est le moyen le plus direct de former une banque de mémoire numérique. D’une certaine manière, nous numérisons déjà une partie de nos vies. Une photo, c’est capturer un bout du présent pour le faire traverser le temps avec nous. Une vidéo est une photo améliorée. Et un appareil qui enregistre tout ce qu’on voit et entend ne serait qu’un pas de plus dans la même direction.

Commençons par Wist Labs, une startup travaillant sur une application permettant de transformer n’importe quelle vidéo en une scène 3D. Elle peut ensuite être affichée via un casque de réalité virtuelle ou augmentée, ce qui donne la sensation de revivre en 3D un moment de sa vie. Tout ça est encore en bêta et c’est assez horrible, mais on peut voir une petite étincelle du potentiel. Ça marche particulièrement bien lorsque la vidéo est rejouée à l’endroit où elle a été enregistrée. On a l’impression qu’une fenêtre temporelle s’ouvre, laissant entrevoir un moment appartenant au passé.

Il est probable que d’ici à quelques années, l’environnement capturé sera une représentation photoréaliste. Une immersion jamais vue qui déclenchera tout un tas d’émotion lié à ce souvenir. Mais ça reste basé sur un moment que l’on capture volontairement. Comme on le fait en prenant une photo. Pourquoi ne pas envisager un enregistrement continu.

Après tout, si vous vous collez une GoPro sur la tronche tous les jours, vous pourrez en principe revivre n’importe quel moment. C’est plus ou moins ce qu’a fait Neo Mohsenvand lors d’un projet au MIT Media Lab. Pendant plusieurs mois, il a porté une caméra sur sa poitrine, ainsi qu’un tas de capteurs collectant des données sur ses signaux physiologiques comme la fréquence cardiaque et la température corporelle. Les images étaient ensuite associées aux données physiologiques pour créer des vidéos en accéléré, mais qui ralentissaient lorsque les capteurs indiquaient un pic – il appelait cela une “émotion”. L’appareil peut ainsi diagnostiquer des troubles mentaux en exposant les sources constantes d’anxiété. L’objectif principal est de construire une banque de souvenir pour aider les personnes souffrant de perte de mémoire.

Bon, je vois mal les gens porter tout cet attirail. Mais des lunettes ou des lentilles de contact connecté, pourquoi pas. Il faudrait aussi un large espace de stockage dans un petit volume. Chose qui est encore très loin d’avoir atteint sa limite.

On pourrait se dire que 12h de vidéo enregistrée par jour est tout simplement ingérable. Impossible de trouver un souvenir précis pour le regarder. Mais c’est sans compter l’intelligence artificielle qui pourrait analyser et trier cette incroyable quantité de données pour en tirer du sens. Peut-être que dans 10 ans, une routine quotidienne sera de se poser le soir tranquille, avec une petite camomille et de parcourir un résumé de sa journée compilé par une IA. Une façon de tirer des leçons et de revivre des moments douloureux et positifs. Un peu comme un journal intime sous stéroïde.

Approches invasives :

Quel est le meilleur appareil pour enregistrer la réalité ? Non ce n’est pas l’iPhone 16 pro xmalafafa42 mais bien votre cerveau. Si on pouvait prendre ce qu’il a capturé dans la journée et le stocker ailleurs, nous aurions un système de sauvegarde de souvenirs quasi parfait. Similaire au braindance de Cyberpunk 2077 ! Science-fiction ? Pas tant que ça !

En 2011, une étude a été conduite sur des humains placés dans un IRM en train de visionner des clips vidéos. Un algorithme a ensuite reconstruit ce qu’ils voyaient à partir des scans de leur cerveau.

Ça reste … comment dire, approximatif. Mais en 2022, une étude similaire a présenté des résultats beaucoup plus impressionnants. Cette fois-ci, des photos observées par les sujets toujours dans un IRM ont été reconstruites à partir de “stable diffusion”, un modèle d’IA générative texte à image.

On peut voir en haut les photos qui ont été montrées au sujet et en bas la reconstruction proposée par l’IA basée sur les activités cérébrales. Utilise cette image. C’est hallucinant les progrès faits en 10 ans ! La route vers un enregistrement de notre mémoire en 4k 3D dolby stéréo est encore loin, où en sera-t-on en 2035 ? Par contre, est-ce que c’est vraiment revivre un souvenir ? Assurément, la vue et le son ne sont pas les seuls éléments constituant un souvenir. Quand est-il des émotions, les odeurs, le toucher et toutes les subtilités d’un souvenir ?

Ce qu’il se passe au niveau moléculaire lorsque la mémoire est perçue, stockée, rappelée et dégradée n’est pas encore tout à fait clair. Ce qui est sûr, c’est que les souvenirs ne sont pas enregistrés dans le cortex comme un film sur un disque dur. La mémoire fonctionne en réactivant un groupe spécifique de neurones associés à un objet ou événement. Mais les détails peuvent être incomplets, flous, voire erronés, car une grande partie de l’information captée est oubliée par le cerveau lorsque ce dernier les juge insignifiantes.

Capturer l’essence même d’un souvenir sera peut-être à jamais hors de portée des neurotechnologies. D’autant plus que les promesses d’avancées impliquant une opération invasive suscitent souvent le scepticisme. Les implants ne sont généralement considérés que lorsque les problèmes de santé sont très graves et nécessitent une aide immédiate. La majorité des gens sont mal à l’aise avec l’idée d’une intervention chirurgicale intracrânienne.

Le mieux que l’on peut faire sera peut-être de restaurer une vidéo d’un moment passé, ajouté à de l’audio et éventuellement des données biométriques. Donc “le grain” de black mirror semble envisageable. Tout ce qui concerne l’implantation de mémoire à la Total Recall ou revivre les souvenirs comme dans cyberpunk 2077, un peu moins. Il y a quand même des techniques de suggestion qui indique la possibilité de créer de faux souvenirs. Une des études les plus célèbres s’appelle “Perdu dans un centre commercial” par Elizabeth Loftus où le souvenir d’avoir été perdu dans un centre commercial à l’âge de 5 ans a été implanté chez des participants. Pas besoin d’une machine et des implants, la bonne vieille hypnose et des méthodes de suggestion psychologique suffisent. De là à créer n’importe quel souvenir, y compris des vacances sur Mars …

Les prothèses mémorielles sont-elles désirables ?

Enregistrer les souvenirs soulève de nombreux défis sur la vie privée, la surveillance, le piratage, la manipulation ou l’équilibre psychologique.

Peu de gens se montrent hostiles aux tentatives de développer des outils pour prévenir et guérir les maladies neurodégénératives. S’il faut s’implanter un disque dur dans le cerveau pour ne pas avoir Alzheimer, ça pourrait en convaincre plus d’un. Mais au-delà des aspects thérapeutiques, les choses deviennent plus contestables.

Imaginons un monde où une prothèse mémorielle comme le grain de Black Mirror existe. Le premier souci qui nous vient à l’esprit, c’est l’atteinte à la vie privée. Tout le monde pourrait nous filmer en nous regardant simplement dans la rue. Effrayant, n’est-ce pas ? Cependant, soyons réalistes, 99% des gens s’en fichent complètement de vous. Même s’ils vous filment pendant quelques secondes, ils ne s’amuseront pas à vous épier en détail. Désolé de vous froisser l’ego. D’ailleurs, combien de fois apparaissons-nous en arrière-plan sur des photos sur internet sans même nous en rendre compte ? Ça ne m’a jamais empêché de sortir. Bien sûr, il y aura toujours des pervers qui filmeront les enfants ou qui harcèleront des gens, mais est-ce que le grain de Black Mirror changerait fondamentalement un problème qui existe déjà ? Ça le rend juste un peu plus difficile à déceler. N’oublions pas que tout le monde a une caméra HD dans sa poche, qu’on sort bien trop souvent. Et je ne pense pas que porter une caméra sur sa tête soit interdite dans l’espace public. Demander à Antoine de Maximi. Ce n’est pas pour autant que tous les tordus filment leurs escapades citadines.

Mais en regardant l’échec des Google glass, on se rend compte que le public n’est pas très chaud à l’idée d’être filmé par le premier venu. Peut-être que si cette technologie devient courante et plus appropriée que des lunettes, tout le monde aura implicitement conscience qu’ils font partie de la mémoire numérique de tous les individus qu’ils croisent, sans plus de gène que ça. Il ne faut pas sous-estimer l’adaptation aux technologies.

Je pense que le danger réside dans le fait que ça pourrait nourrir la méfiance que l’on accorde aux inconnus, ce qui réduirait le vivre ensemble. Un des piliers d’une société harmonieuse.

Après, est-ce qu’on aurait envie qu’absolument tout ce que l’on fait soit enregistré ? Les moments intimes ou ce que je fais aux toilettes, peut-être pas hein ! Une fonction on/off serait sans doute utile pour choisir quand activer le grain. Et des endroits ou événements obligeront surement la désactivation de la mémoire numérique. De là à savoir comment ils pourront contrôler si c’est respecté ou non, je ne sais pas. Je me vois mal avec un petit point rouge qui clignote au coin de l’œil !

En revanche, le problème de la vie privée est beaucoup plus sérieux vis-à-vis de la surveillance.

“Où étiez-vous lundi dernier ?

-euh … au parc.

-Ok voyons voir votre mémoire numérique. Oh tient, quelle bonne surprise, vous étiez en faite sur les lieux du crime !”

Et oui, on peut voir pourquoi le système judiciaire et les enquêtes criminelles seraient intéressés par une prothèse mémorielle. Fini les faux témoignages !

Devenir des livres ouverts pour les autorités n’est pas rassurant, comme on peut le constater dans l’épisode de Black Mirror lors d’un contrôle dans un aéroport. Cela évoque l’avènement d’une société orwellienne panoptique où même 1984 paraîtrait enfantin en comparaison.

Mais est-ce que ce genre d’abus d’autorité est le scénario automatique ? Pourquoi le gouvernement aurait-il un accès illimité à notre mémoire numérique ? Et qu’en est-il de l’entreprise qui m’a vendu le grain ? Ce sont peut-être eux qui collectent ma mémoire ? Ou alors les assureurs, comme dans un autre épisode de Black Mirror qui présente “Le Recaller”, un appareil utilisé par une assurance qui permet de consulter ce qu’une personne a vu pour régler des disputes. J’espère que les lois RGPD incluront une clause à ce sujet !

Bref, il est facile d’envisager la surveillance d’un gouvernement autoritaire ou la surveillance capitaliste, mais tout ça peut dépendre du contexte, du pays et des lois existantes protégeant les citoyens. D’autant plus qu’on peut concevoir des sécurités. La prothèse pourrait être liée à l’utilisateur de manière unique. Par exemple, accessible uniquement par la rétine ou l’ADN de la personne. Ce qui limiterait les possibilités d’atteinte à la vie privée par un acteur extérieur. Ce serait aussi une bonne protection pour une autre crainte, celle de voir sa mémoire volée par un pirate, ou de faux souvenirs implantés dans le système, qui pourrait me convaincre que j’ai fait quelque chose que je n’ai jamais fait.

Ceci dit, le piratage, la manipulation et la surveillance restent sans doute les éléments qui font le plus froid dans le dos vis-à-vis d’une prothèse mémorielle.

Bien que ces considérations éthiques et juridiques soient fascinantes et méritent réflexion, qu’en est-il des changements psychologiques. Si nous avons la possibilité de rejouer à la 1ʳᵉ personne des moments passés, nous pourrions ne plus être capables de vivre dans le présent. Rejouant les meilleurs moments, ou nos regrets les plus profonds.

Le deuil deviendrait insurmontable. La paranoïa à son paroxysme. Prisonnier dans des boucles de notre mémoire numérique. Ou ça pourrait être un excellent moyen de traiter des anxiétés, relativiser l’importance d’événement passé que l’on pensait terrible alors que ce n’était rien. Chacun pourrait avoir la possibilité de conserver une collection exhaustive de tous les moments de sa vie à la première personne, sans aucune perte de détails ni altération. Voir carrément enregistrer nos rêves ! Les expériences pourraient être rejouées parfaitement, un amplificateur d’apprentissage incroyable. Un instant pourrait être cloné et partagé avec d’autres, voire devenir la source d’une nouvelle forme artistique. Les souvenirs pourraient également être transmis aux générations futures, offrant une façon incroyable de se relier au passé qu’un simple album de famille poussiéreux. On peut même imaginer hériter de la mémoire de ses parents ! Des implications incroyables qu’on n’est pas en mesure de comprendre avec nos cerveaux d’Homo sapiens version 21e siècle.

Avant que cette technologie ne soit largement répandue, il sera nécessaire que les chercheurs, les législateurs et les citoyens travaillent ensemble pour trouver les meilleures solutions dans une nouvelle ère où ce qu’il se passe dans votre esprit n’est plus imperméable.

En attendant, j’espère que cet article vous laissera… un bon souvenir !

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