Le Dérivateur

Tout public Fiction • Temps de lecture : 9 minutes
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Le jingle fut lancé sous des lumières vives et dansantes, et un rugissement d’applaudissements s’éleva dans l’immense salle. Sur le plateau, un homme en costume extravagant s’avança, un grand sourire aux lèvres, et une main levée pour saluer l’auditoire.

— Bonsoir à tous et merci d’être là ce soir ! Nous voici à nouveau sur le plateau de Channel One, pour cette nouvelle émission qui rencontre un succès certain dans ce secteur de la galaxie, L’Univers, la Vie et le Reste ! Ce soir nous recevons Joris, un personnage qui a rempli bien des serveurs d’actualités ces dernières semaines après la sortie de son livre, “Le Dérivateur” ; un homme pour qui l’Histoire n’a aucun secret. Nous espérons juste qu’il ne modifie pas trop les événements de cette soirée à son avantage !

Des rires s’élevèrent dans le public, et la musique enjouée de l’émission holodiffusée dans tout le secteur accompagna l’entrée en scène d’un homme petit au sourire timide et vêtu d’un étrange costume deux pièces.

— Merci de nous avoir rejoint ce soir, monsieur Joris, commença le présentateur lorsqu’ils furent installés dans les fauteuils rouges, face au public. Quel étrange mode vestimentaire vous avez là ; c’est sur quelle planète qu’on porte des habits pareils ?

— C’est un costume appartenant au XXe siècle terrien, dit Joris en souriant. Je l’ai ramené d’une de mes dérivations.

Le présentateur hocha la tête d’un air exagérément impressionné.

— Voudriez-vous expliquer à nos holospectateurs de quoi il s’agit, exactement, pour ceux qui n’auraient pas entendu les gigas de débats et accusations dont vous faites l’objet depuis la sortie de votre livre ?

— Oui, alors je suis – ou plutôt j’étais – un Dérivateur. Comme je l’explique dans mon livre, mon travail consistait à me rendre, sur commande, dans une époque déterminée afin de modifier un élément du passé. Mon salaire était payé en deux parties ; à mon départ, et lorsque je revenais, si la dérivation avait été concluante.

— Mais je crois que votre métier était… particulier, non ? Qui étaient vos employeurs ?

— En effet, fit Joris en hochant la tête, le voyage temporel est contrôlé depuis 267 années par l’institution hégémonique des Contrôleurs de Temps, qui surveillent la stabilité de l’histoire galactique grâce à une technologie subspatiale de surveillance liée au même processus. Mes employeurs étaient donc de très riches gouverneurs planétaires ou des mafias séculaires désirant plus de pouvoir qu’elles n’en avaient, ou le règlement d’un problème au présent, que sa résolution dans le passé rendait anecdotique.

— Dans votre livre, fit le présentateur en saisissant une tablette au cadre blanc, vous n’avez pas peur de dire des noms, surtout pour dénoncer les agissements de corporations multistéllaires qui, selon vous, auraient influencées le passé de façon tout aussi illégale.

— Eh bien ce n’est pas totalement illégal, puisque ce dont je parle, notamment pour Subco ou Metaplane, s’est fait de façon tout à fait contrôlée et en exploitant des failles de l’administration et du règlement de Modération Temporelle. C’est de ça que je parle, dans mon chapitre sur l’hypocrisie temporelle.

— Mais vous-même ne dérogez pas à cette accusation, puisque votre travail menait aux mêmes conséquences.

— Je n’ai jamais prétendu être un type bien (rires dans l’assistance), je suis honnête sur ce que j’ai été, et si cette planète était sous la juridiction spatiale des Contrôleurs, je ne serais pas venu.

— Les contrôleurs, dans votre livre, vous les appelez les « Cons Trop Lents », c’est un terme que vous avez inventé, ou bien… ?

Joris eut un rire retenu.

— Non, c’est une blague qu’on fait souvent, entre dérivateurs. Il y a peu d’échauffourées avec les Contrôleurs, mais lorsque cela arrive, il s’agit toujours d’être celui qui translate le plus vite et prévoie les actions de son adversaire. Les Contrôleurs appliquent un règlement, ont été formés à leur métier, et en ça ils sont très prévisibles. Ils sont donc très faciles à devancer et à piéger, s’ils sont seuls.

Les minutes passèrent, et les questions tombèrent sur Joris concernant son métier et sa morale, puis la fin de l’émission approcha, alors que l’atmosphère était plus détendu.

— Une question que se pose sûrement le public, et que je me pose aussi, Joris, c’est : le présent, dans lequel nous sommes maintenant. Est-ce que c’est le vrai ? En quoi est-ce qu’il a changé ?

Joris eut un petit rire en haussant les sourcils devant l’énormité de la question et la complexité de la réponse.

— Vous savez… le “vrai” est juste ce dans quoi on vit. Si vous parlez du temps avant le voyage temporel, comme je l’ai expliqué dans mon livre, cela fait des siècles qu’il n’existe plus. De nombreuses théories ont jalonné l’histoire concernant le temps, et la première translation a fait la lumière sur les faits des lois temporelles : il n’y a qu’un seul univers, un seul temps, et la modification du passé entraîne un changement irrémédiable de ce qui vient après. Mes dérivations ont changé l’univers à chaque mission, et pour tout dire, beaucoup d’éléments que j’ai connus et avec lesquels j’ai été familier au cours de ma vie n’existent plus, désormais. Comme je l’explique dans le dernier chapitre, c’est un danger auquel doit faire face un dérivateur : prendre garde à sa propre existence. Par chance, j’ai arrêté avant de devenir ce qu’on appelle avec poésie un “Orphelin des Astres”. Cela n’a rien de poétique, en réalité. L’individu qui perd toute existence sans lui-même disparaître n’est pas à envier.

» Pour répondre à votre question, je pourrais énumérer des changements que j’ai aperçus, des choses ayant existé, des systèmes bâtis puis démolis, à nouveau rebâtis sous une autre forme, une autre dérivation… Cela n’a pas beaucoup de sens, il n’y a aucune version du temps qui soit la “vraie”, sinon celle qu’on vit.

— Vous parlez, à un moment, dans la partie sur le rideau du temps, des mythes liés au voyage temporel. Notamment celui de la boucle temporelle. De quoi il s’agit, exactement ?

— Alors, la boucle temporelle est un schéma que l’on a beaucoup vu, depuis que le temps s’est avéré unique et linéaire. Les gens, au présent, pensent forcément que, puisqu’ils existent, alors le passé est ainsi et n’a jamais été différent. Ce dont il faut se rendre compte, c’est que dans la dérivation, l’univers ne change que pour le dérivateur. Les êtres vivant après la dérivation n’ont jamais conscience de la façon dont l’univers a changé. Du coup cela a mené à un retour de la mode de la boucle temporelle ; l’idée selon laquelle tout est figé, et chaque modification du passé est, elle aussi, inscrite dans l’histoire. Par exemple, ce serait l’idée selon laquelle, si je suis mandaté par un industriel pour détruire la concurrence, ma dérivation va mener, durant le déroulement des années pour rejoindre le présent de mon départ, à la situation que mon employeur a cherché à éviter.

— Et ce n’est pas possible ?

— Non, cela viole le principe de causalité ; un événement ne peut pas être à la fois cause et effet. Je ne peux pas, en tant que dérivateur, être un effet qui va produite la cause menant à cet effet…

— Oui, mais il est difficile en effet de se dire que là, si le passé était modifié, nous n’en saurions rien.

— Nous n’en saurions rien, insista Joris, mais de plus nous penserons qu’il a toujours été ainsi. Et c’est humain. C’est la continuité du temps, la cohérence de notre histoire personnelle. Si le travail d’un dérivateur est bien fait, jamais personne ne connaît le moment de son intervention, et il ne change que ce pourquoi il a été payé. Bien sûr, cela demande une minutie extrême.

— Bien, fit le présentateur, nous allons pouvoir clôturer cette émission avec quelques questions du public.

Le présentateur se tourna vers la foule bleutée des holospectateurs et attendit qu’une coloration différente désigne quelqu’un.

— Oui, madame ?

— Oui, bonjour, fit une voix jeune et hésitante, je me demandais, durant vos déplacements…

— Translations.

— Oui, pardon. Durant vos translations… est-ce qu’il vous est déjà arrivé de vous rencontrer vous-même ? Ou bien est-ce que vous retournez toujours trop loin pour ça ? Merci.

Joris lui sourit puis se tourna vers le présentateur.

— Alors, oui, il m’est arrivé, en effet, de me rencontrer. Mais je n’ai pas noué le contact. Comme je l’ai expliqué, le plus grand danger en tant que dérivateur est d’altérer sa propre histoire, car les conséquences, si elles ne sont pas maîtrisées, peuvent être désastreuses. En revanche, sur une très courte période de temps, je me suis déjà parlé à moi-même, oui.

Des rires à nouveau s’élevèrent.

— Ah bon ? s’étonna le présentateur comiquement. Et qu’est-ce que vous vous êtes dit ?

— J’étais bien plus jeune, se justifia Joris, il s’agissait juste de me prévenir d’un choix malavisé, à quelques heures d’intervalle. Mais je ne rentrerai pas dans les détails, ajouta-t-il avec un sourire.

— Aaah, les dérivateurs sont quand même des gens privilégiés, commenta le présentateur. Et les contrôleurs ne vous ont jamais causé de soucis pour ça ?

— Non, pas sur une si courte période. Ils ont des problèmes plus grands que ça à régler. Mais le plus dur, aujourd’hui, est de se procurer un polychrone. La technologie, depuis sa réquisition, a été perdue du savoir-faire humain.

Tout en disant cela, Joris releva la manche droite de son costume pour révéler un objet de couleur grise constellé de circuits et d’écrans minuscules lui recouvrant le poignet. Le présentateur ouvrit grand les yeux.

— Mesdames et messieurs, allons-nous assister en direct à une translation temporelle ?

Joris eut un sourire et commença à tapoter sur la console de son polychrone.

— Pour répondre à madame plus concrètement, commenta-t-il, les yeux braqués sur son engin de façon tout à fait détendue.

À ce moment, le jingle de l’émission se lança pour annoncer la conclusion, et les spots tournoyèrent pour animer l’entrée en scène d’un nouvel invité, qui n’était autre que Joris lui-même, arrivant par le côté depuis les coulisses. Les applaudissements s’élevèrent, et le présentateur resta ébahi.

— Bonjour, Joris, fit le Joris assis dans le fauteuil rouge.

— Bonjour, Joris, fit le nouvel arrivant.

— Ceci est tout bonnement incroyable, fit le présentateur, s’en remettant à peine. Mais… remarqua-t-il dans un élan de lucidité, je croyais que la translation ne changeait pas le lieu, juste le temps ?

— Cela…

— Cela serait…

Les deux Joris se regardèrent, puis éclatèrent de rire, ainsi que tout le public, face à leur prise de parole simultanée. L’ex-dérivateur assis dans le fauteuil fit alors un signe de la main pour laisser la parole.

— Cela serait difficile, sachant que cette planète tourne sur elle-même, tourne autour d’un soleil, qui lui-même tourne dans une galaxie. Cet espace précis, objectivement, ne se trouvait pas à cet endroit il y a quelques minutes. Il serait ennuyant de translater dans une temporalité lointaine et de se retrouver au milieu de l’espace, car la planète, à ce moment, était de l’autre côté du système solaire, ou pire. Non, les polychrone exploite ce qu’on appelle le Souvenir Spatio-Rémanent, ou SSR, qui est une sorte d’empreinte que chaque chose laisse dans l’univers, lorsqu’elle en occupe l’espace, et qui permet de lier l’espace de départ à l’espace d’arrivée.

— Cela me paraît très compliqué, fit le présentateur en fronçant les sourcils. Mais, dites plutôt, que se passerait-il si là, par exemple, vous, le Joris du présent, vous ne translatiez pas pour devenir ce Joris “du futur” ? Est-ce qu’il disparaîtrait ?

— C’est impossible, fit le Joris resté debout. Je l’ai déjà fait. Dans votre futur à vous, mais qui est mon passé. Quoi qu’il se passe désormais, la translation s’opérera, c’est un simplement évènement physique inaltérable et passif, dès lors que cela s’est produit de telle façon.

Le présentateur fronça les sourcils, confus. Il se tourna vers le Joris dans le fauteuil rouge, qui souriait en hochant la tête, puis soudainement celui-ci disparut. De la foule d’holospectateurs monta un « ooooh » d’étonnement, et de nouveaux applaudissements qui durèrent plusieurs minutes.

— Merci, monsieur Joris, je crois que ce sera tout, fit le présentateur en serrant la main du seul Joris désormais présent sur le plateau. L’émission touche déjà à sa fin, et nous n’avons pas, comme vous, d’instrument pour retarder le flot du temps, ici, sur le plateau de L’Univers, la Vie et le Reste ! Merci à tous !

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