Vivons-nous dans une simulation ?
Le concept que la réalité n’est pas aussi réel qu’on le pense n’est pas nouveau. C’est en faite l’une des questions philosophiques les plus vieilles de l’histoire. De la caverne de Platon, au papillon de Zhuang Zhou en passant par le cogito ergo sum de Descarte. Mais c’est bien les oeuvres de Philip K Dick, puis la saga Matrix qui a popularisé l’idée dans la culture populaire. Cette fois-ci, ce n’est plus des hallucinations, un rêve ou l’illusion d’un démon qui font office de support à la réalité, mais bien l’informatique. Ce qui rend la proposition un peu plus crédible, car ancré dans ce que nous vivons en ce moment, c’est a dire un progrès fulgurant dans le rendu 3D des simulations virtuelles.
Au sommaire
L’argument de Nick Bostrom
Mais celui qui a vraiment mis les cerveaux en ébullition est le philosophe Suédois Nick Bostrom avec son article académique de 2003 intitulés : vivons-nous dans une simulation informatique ?
L’argument de Nick Bostrom pose la condition initiale qu’il est possible de créer des simulations peuplées par des êtres conscients. À partir de cette prémisse, il montre qu’au moins une des 3 propositions suivantes est vraie:
(1) l’espèce humaine va très probablement s’éteindre avant de créer des simulations;
(2) toute civilisation capable de créer des simulations décide de ne pas le faire;
(3) nous vivons presque certainement dans une simulation.
Si vous pensez que l’humanité atteindra un jour un stade technologique où elle sera capable de créer des simulations, alors il est très probable que ce soit déjà arrivé et nous vivons dans une des milliards de simulations créés par les humains du futur. Je sais, ça parait fou. Mais c’est finalement un argument probabiliste qui montre que le nombre de simulations qu’une civilisation avancée est capable de créer pourrait être très vaste. Peut-être des milliards par jours si on spécule sur leur capacité de calcul. Toutes ces simulations sont peuplées par des êtres conscients. En tant qu’être conscient, vous devez vous demander quelle est la probabilité d’être dans la réalité physique? Vu le nombre astronomiquement élevé d’être simulé, par principe de médiocrité, vous devriez vous même être une conscience simulée. Et moi aussi hein!
Une chose que nos descendants pourront faire avec tant de puissance, c’est de lancer des simulations correspondant au passé. Après tout, si on se rend compte que le voyage dans le passé est impossible, il reste la possibilité de le recréer numériquement. Pour mieux l’étudier par exemple. Imaginer la qualité des cours d’Histoire !
Supposons que la simulation est tellement performante que les “personnes” simulées soient des êtres conscients. Dans ce cas, on en arrive assez rapidement au fait que nous sommes probablement des consciences numériques appartenant à une simulation recréant l’évolution de l’humanité (ou juste le 21ème siècle). Par conséquent, si vous pensez ne pas être dans une simulation, alors vous admettez également que nos descendants ne créeront jamais de simulation du passé. Voila l’idée de base de son postulat.
Le problème de la conscience
Tout d’abord, Nick Bostrom part du principe philosophique que la conscience ne peut pas ce réduire à un réseau neuronal biologique basé sur le carbone dans une boite crânienne. Des processeurs performants au sein d’un ordinateur pourrait également générer de la conscience. A partir de là, des individus numériques se comportant comme des Humains en toutes situations et disposant d’expériences subjectives de la réalité simulée, devient tout à fait acceptable.
Les limites technologiques de la puissance informatique
De nos jours, nous n’avons pas acquis suffisamment de capacité de calcul pour créer des esprits conscients générés par ordinateur. Mais il est raisonnable de penser que ce sera le cas un jour. Certains scientifiques vont même jusqu’à dire que ce n’est qu’une affaire de décennies. Nick Bostrom a tenté d’estimer les ressources nécessaire afin de créer des simulations étant physiquement identique à la réalité pour des consciences issus de cette simulations. Sa conclusion : “Bien qu’il ne soit pas possible d’établir avec certitude la capacité de calcul d’une simulation réaliste d’une période de l’Histoire, j’estime qu’il faudrait approximativement entre 1033 à 1036 opérations par seconde.” Est ce envisageable ou complètement hors de porté ? Et bien sachant qu’aujourd’hui, les super-ordinateurs les plus performants atteignent entre 1015 et 1018 opérations par seconde, Nick Bostrom pense qu’une civilisation “Post-humaine” (Nous, dans le futur) aura une puissance de calcul si élevé qu’elle pourra lancer un nombre phénoménal de simulations de notre Histoire.
Le cœur de l’argumentaire
L’idée essentielle de cette thèse est la suivant : Si il y a la moindre chance que notre civilisation atteigne un stade très avancé technologiquement et lance des simulations recréant l’Histoire de l’Humanité, comment peut on être sûr que ça n’a pas déjà eu lieu, et que nous ne sommes pas une de ses simulations ? Matrix n’est pas loin … et la philosophie non plus.
Il pousse encore plus loin sa théorie en stipulant que si il y a de forte chance pour que nous soyons dans une simulation, nous allons sûrement avoir la technologie pour en créer et les “Post humain” qui ont lancé la notre sont très probablement des êtres simulés eux aussi. La réalité pourrait donc contenir plusieurs niveaux. C’est donc un glissement vers la métaphysique. Voir même vers la religion, car le “créateur” devient alors la civilisation ayant créée notre simulation. Omnipotente, omnisciente et transcendante.
Ces thèmes sont donc encrés dans une “théogonie” qui étudierait la structure de cette hiérarchie et les contraintes imposées à ses habitants par la possibilité que leurs actions sur leur propre niveau peuvent êtres jugé par des habitants de niveaux plus profonds. Par exemple, si personne ne peut être sûr qu’il est au niveau d’origine, alors tout le monde devrait considérer la possibilité que leurs actions seront récompensées ou punies, basées peut-être sur des critères moraux, par leurs simulateurs. Une vie après la mort serait alors une réelle possibilité. Ce serait simplement un passage vers la simulation “du dessus“.
L’hypothèse de la simulation et l’argument de la simulation
Je tiens à clarifier deux termes qui sont souvent confondus. L’argument de la simulation, et l’hypothèse de la simulation.
L’hypothèse de la simulation affirme que notre réalité n’est pas la réalité physique, mais elle est simulée. Tandis que l’argument de la simulation montre qu’au moins une des 3 propositions que j’ai citées plus tôt est vraie. Mais il ne nous dit pas laquelle. C’est ce qu’on appelle un trilemme. Si par contre vous pensez que la 3e proposition est la plus probable, alors vous adhérez à l’hypothèse de la simulation. Au final, la proposition 3 de l’argument de la simulation peut être appelée l’hypothèse de la simulation. Distinction subtile, mais importante.
Certains chercheurs pensent qu’il est possible de tester cette hypothèse et ont en même fait un article scientifique, mais beaucoup pense qu’il n’y a aucune série d’expérience scientifique qui pourrait discréditer l’hypothèse de la simulation. Car on pourra toujours dire que les simulateurs ont manipulé l’expérience pour nous faire croire que nous ne sommes pas dans une simulation. Ce qui en fait une idée infalsifiable, et donc en dehors du cadre scientifique standard. Néanmoins, cette hypothèse reste intéressante sur le plan métaphysique, car elle s’intéresse à la nature fondamentale de notre réalité. De plus, même si scientifiquement infalsifiable, il est possible d’appliquer un raisonnement probabiliste et logique pour se rapprocher de la vérité.
L’argument de la simulation a gagné l’attention du public ces dernières années, en partie grâce à des personnalités bien connues telles que Elon Musk exprimant son soutien à l’hypothèse de la simulation, avec des déclarations telles que “il y a une chance sur un milliard que nous vivons dans la réalité de base”. Cependant, cette supposition reste à prouver. Les propositions 1 et 2 de l’argument de Bostrom restent possibles.
Alors juste une précision. Si en voyant cette vidéo, vous découvrez l’argument de la simulation pour la 1ere fois et que votre vision du monde s’effondre comme un château de cartes. Respirez un bon coup, tout va bien. En faite, même si nous vivons dans une simulation, cela ne change fondamentalement pas grand-chose. Vos expériences subjectives reste vraies, celle des autres humains également (en tous cas il y a de fortes raisons de penser qu’elles le sont), le plaisir, la joie, la souffrance, toute la richesse de l’expérience humaine reste réel. C’est juste les fondements de la réalité qui diffère. Au lieu d’avoir des particules et des cordes cosmiques, ce sont des bits d’informations qui façonnent le réel. Donc, ne vous dites pas que vous êtes dans GTA et que vous pouvez aller écraser des piétons sans conséquence.
Personnellement, depuis que j’ai pris connaissance de l’argument de Nick Bostrom, je dois dire que j’accorde une assez haute probabilité à l’idée que nous ne sommes pas dans la réalité de base. Mon film préféré étant Matrix, cela crée forcément un biais cognitif, mais au-delà de ça, j’ai du mal à trouver des contres arguments convaincants.
Toutefois, il y en a quelques-uns qui sont intéressants.
Les contre arguments
Le physicien Sean Carroll a proposé le contre-argument suivant. Si les simulations de réalité sont possibles, alors les personnes simulées seront elles-mêmes capables de générer des simulations. Après tout, on voit que nous prenons ce chemin dans notre réalité où les mondes virtuels sont de plus en plus aboutis. Ensuite, ces simulations le feront également. On a donc une sorte de “inception” de simulation. Des simulations a l’intérieur de simulation a l’intérieur de simulation. Il y a peut-être des milliers d’étages dans cette arborescence de simulation. Et par définition, plus on descend, plus on a de simulation. Donc il est logique de stipuler que statistiquement, la majorité des êtres simulés se trouvent dans les niveaux les plus bas. En faite, dans le niveau le plus bas, car c’est celui qui contient le plus de simulation. Les capacités de calculs informatiques diminuent forcément à chaque fois qu’un niveau est créé, car chaque niveau épuise les ressources de la réalité d’origine, qui on présume ne sont pas infini. Ce qui veut dire qu’au plus bas de l’arborescence, les civilisations se retrouvent dans l’incapacité de créer des simulations.
On a donc une contradiction. Si l’hypothèse de la simulation est vraie et qu’on a une hiérarchie de simulation, alors nous nous trouvons probablement au niveau le plus bas. Là où il n’est pas possible de simuler des réalités. Pourtant, la prémisse de l’argument c’est qu’il est possible de simuler des réalités. Cette contradiction est subtile, mais ne suffit pas à complètement discréditer l’argument de Nick Bostrom.
Un autre contre-argument est proposé par William Poundstone dans son livre “The doomsday calculation”. Il met en avant le fait qu’à notre époque, nous créons déjà des sortes de simulation de la réalité. On appelle ça des livres, films et jeux vidéos. La plupart des oeuvres se déroulent dans l’ère moderne. Certains bien sûr se passent dans le futur, d’autres dans le passé. Mais ces oeuvres ne représentent pas la majorité. Et au final, même les histoires qui ne se déroulent pas à notre époque, reste dans une fourchette de temps assez petite. On ne voit pas souvent des films qui se passent 200 000 dans le passé ou dans le futur. Car on aurait du mal à s’identifier aux personnages et événements. William Poundstone pense donc que les simulateurs auraient également une préférence pour simuler des époques proches de la leur. Ce qui voudrait dire que statistiquement, notre époque du 21e siècle ne serait que très peu représentée dans leurs panoplies de simulations. Donc la probabilité de l’hypothèse que nous soyons une de ces simulations diminue. La encore, un contre argument intéressant, mais qui part d’une supposition de base difficile à vérifier. Le fait qu’une civilisation capable de créer des simulations vit dans un lointain futur et pas au 22e siècle par exemple. S’il est vrai que nos simulateurs vivent dans un ou deux siècles dans le futur, alors simuler le 21e siècle ne devrait pas être si rare que ça. En tout cas, bien moins rare que s’ils évoluent au 4e millénaire. Ensuite, un argument qui se base sur les préférences d’une civilisation future est d’amblé faillible, car comment peut on savoir ce genre de donné. Si ça se trouve, le 21e siècle est super intéressant pour les historiens du futur et ils ont plein de simulation de 2020. C’est beaucoup trop spéculatif pour compter comme un argument solide.
Une probabilité d’une chance sur deux maximum ?
Donc je reste sur ma position que la proposition 3 de l’argument de la simulation est la plus probable. Que nous vivons probablement dans une simulation. Du moins, c’était vrai jusqu’à ce que je tombe sur un article scientifique publié par l’astrophysicien David Kipping, qui possède également une chaîne YouTube Cool worlds, qui est géniale. Il propose une approche bayésienne de l’argument de la simulation. L’article est plein d’équations bayésiennes et je vous le mets dans la description pour ceux qui sont lettrés en mathématique. Mais je vais essayer de vulgariser les grandes lignes et surtout sa conclusion.
La première chose qui est remise en question c’est la prémisse de l’argument de Bostrom: il est possible de créer des simulations peuplées par des êtres conscients. À l’heure d’aujourd’hui, nous ne savons pas si c’est possible. Après tout, créer des êtres conscients dans des simulations informatiques, ce n’est pas la même que de créer des jolis rendus 3D. On peut avoir confiance en nos capacités de le faire et penser que c’est inévitable comme le fait Elon Musk, mais au bout du compte, cela reste une présomption. Dans son article, David Kipping propose donc deux hypothèses au lieu du trilemme de Bostrom.
– 1) L’hypothèse physique qui stipule qu’il est impossible de créer des simulations peuplées par des êtres conscients. Quelle qu’en soit la raison. On nomme cette hypothèse (H1).
– 2) L’hypothèse de la simulation qui stipule que les simulations sont possibles. On nomme cette hypothèse (H2)
Maintenant, posons-nous la question : quelle est la probabilité que nous vivons dans la réalité physique, et pas dans une simulation ?
En l’absence de données supplémentaires, on doit appliquer le principe d’indifférence. Le principe d’indifférence stipule qu’en l’absence de toute preuve pertinente, on devrait répartir nos degrés de croyance de manière égale entre tous les résultats possibles considérés. Dans notre cas, on doit donc assigner une probabilité de 50% aux deux hypothèses.
H1=1/2 H2=1/2
Si H1 est vrai, nous sommes obligatoirement dans la réalité physique, car les simulations sont impossibles. H2=0. Par contre, l’inverse n’est pas aussi simple. Car même si H1 est faux, il reste une toute petite probabilité que nous vivons dans la réalité physique, tout au-dessus de l’arborescence. Nous sommes les 1er et nous allons peut-être créer des simulations dans le futur, mais ça ne veut pas dire que nous sommes dans une simulation, juste que nous vivons dans un univers où c’est possible.
La conclusion de l’article de Kipping c’est que la probabilité que nous vivons dans la réalité physique est supérieure à 50%. Car le principe d’indifférence donne 50/50 aux deux hypothèses. Auquel on ajoute le fait qu’il y a une probabilité non null que nous sommes dans la réalité physique. Donc H1 ne peut pas être inférieur à 1/2. Ca reste possible que nous vivons dans une simulation, mais c’est improbable.
Rappelez vous, Elon Musk donne une probabilité de un sur un milliard que nous soyons dans la réalité physique. Alors que David Kipping donne une probabilité supérieure à 50%. La clé entre ces deux propositions très différentes et l’utilisation du principe d’indifférence et d’inférence bayésienne. L’hypothèse de la simulation me semblait hautement probable, et j’ai depuis revu sa probabilité à la baisse. Une mise à jour qui fait du bien.
Cela dit, le fait que nous ne sommes probablement pas dans une simulation est vrai aujourd’hui, à une époque où nous n’avons pas créé de simulation peuplée par des êtres conscients. Mais là où les choses deviennent intéressantes, c’est en considérant ce qu’il va se passer si on y arrive. Que ce soit dans 50 ans ou 200 ans. Et bien il se trouve que cet événement remarquable sera également marqué par une conclusion époustouflante. Que nous sommes très probablement dans une simulation.
Pourquoi ? Tout simplement, car en créant nous même une simulation, nous rendons nulle la première hypothèse comme quoi c’est impossible de créer des simulations. H1=0. Le principe d’indifférence tombe. Dès lors, la seule chance qu’il nous reste de vivre dans la réalité physique est de considérer que nous sommes tout au-dessus de l’arborescence. Que nous sommes les 1ers. Étant donné le nombre potentiellement gigantesque de simulations, il devient très peu probable que nous ne sommes pas nous-mêmes simulés.
C’est une conclusion incroyable qui apporte une toute nouvelle perspective à l’idée de créer des êtres conscients dans des simulations. Si dans quelques années ou décennies, les chercheurs célèbrent la naissance de la première conscience artificielle évoluant dans une simulation, vous vous rappellerez les arguments de David Kipping. Vous vous rappellerez cette vidéo YouTube de cette chaîne dont vous ne prêtez pas trop attention, et une sombre réalisation émergera dans votre esprit. Le fait que le monde autour de vous n’est qu’un ensemble de 0 et 1 sur le disque dur d’une civilisation avancée. Que vous êtes une conscience numérique.
Et là, bonne chance pour trouver le sommeil.
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