Biotechnologies et bouddhisme : pourquoi les associer ?

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Biotechnologies et bouddhisme : pourquoi les associer ?
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Je n’enseigne qu’une chose : “la souffrance et la libération de la souffrance”.

C’est ainsi qu’un jeune prince du nord de l’Inde résume ce qui servira de fondement à une des philosophies et religions les plus répandues sur la surface du globe : le bouddhisme.

2500 plus tard, l’humanité se retrouve pour la première fois en possession d’outils ayant la possibilité d’éradiquer la souffrance. Des technologies qui vont bien au-delà de ce que le Bouddha pouvait imaginer.

Nous allons voir tout d’abord ce qui constitue les fondamentaux de la souffrance et ensuite, les outils en question permettant pour la première fois d’envisager sa réduction radicale. Pour ce faire, nous allons explorer notamment les travaux du philosophe britannique David Pearce, auteur du manifeste l’impératif hédoniste et le projet d’abolition de la souffrance.

Qu’est-ce que la souffrance ?

Bon, c’est le genre de question qui tomberait sans surprise au bac de philo et qui demanderait 2 heures de dissertation donc on va chercher les raccourcis.

On peut commencer par distinguer la souffrance physique et la souffrance psychologique. Lorsque je mets ma main sur une plaque chauffante, les récepteurs sur ma peau envoient des signaux électriques le long de la moelle épinière et le système nerveux jusqu’à l’insula et cortex cingulaire antérieur du cerveau. Ce phénomène qu’on nomme nociception est suivi par la deuxième composante qui est l’expérience de la “douleur” elle-même, ou souffrance – l’interprétation subjective et émotionnelle de l’expérience nociceptive. Mon expérience subjective devient très rapidement teintée par une vive sensation déplaisante qui me force, presque instantanément, à rétracter ma main.

Pour tous les organismes sentients, la douleur n’est pas plaisante. Surtout celle qui est involontaire, et j’insiste qu’on va parler de souffrance involontaire. C’est évident que la douleur ressentie lorsqu’on court un marathon n’entre pas dans la même catégorie qu’une rage de dents.

La souffrance psychologique, quant à elle, est plus subtile puisqu’elle est liée à des réactions physiologiques appelées émotions comme la tristesse, la colère, la peur, et à des représentations mentales comme la haine, la jalousie ou la dépression qui dérive des émotions ou de la douleur physique.

Pourquoi la souffrance existe-t-elle ?

Là aussi, dissertation en vue, mais pour faire simple, à cause de pressions sélectives aveugles qui ont agi sur les organismes pendant des centaines de millions d’années.

Mère nature n’est pas intrinsèquement sadique, la souffrance est simplement hautement adaptative. L’ingéniosité humaine s’est efforcée à travers les époques de rationaliser et parfois même de valoriser les angoisses les plus affreuses à coup de poèmes, de peintures et de romans.

On a tous envie d’être les acteurs de nos vies et le culte de la célébrité, les réseaux sociaux, la consommation, la richesse matérielle de nos sociétés nous martèle que si nous ne sommes pas heureux, c’est notre faute. Mais ce n’est pas si simple. Sans faire de déterminisme biologique, les gènes que nous avons hérités de nos parents jouent un rôle important dans notre sentiment d’épanouissement. 50% serait prédéterminés par nos gènes, 10% par les aléas de la vie comme un deuil ou une rupture, et la bonne nouvelle c’est que 40% est entre nos mains. En adoptant des habitudes mentales et physiques saines, nous pouvons exercer un contrôle important sur notre propre bonheur. Toutefois, cette répartition 50/40/10 est loin de faire consensus et il existe de grandes variabilités entre les individus. Il est tout à fait possible que pour certaines personnes, la loterie génétique penche plutôt vers 80% de prédétermination. Pour le meilleur et pour le pire. Si 80% de votre incroyable bonne humeur vient de vos gênes, c’est une super nouvelle ! Cela veut dire que même les événements les plus dramatiques ne vous pousseront pas au bord de l’abysse nihiliste. En revanche, si vous avez un penchant pour la dépression qui résulte à 80% de vos gènes, très peu d’événements positifs vous donneront la joie de la vivre.

Ajoutez à cette loterie génétique, se trouve probablement le cadeau le plus empoisonné de l’évolution darwinienne. Est-ce que vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi vous avez toujours cette petite phrase dans votre tête : dès que j’aurai ce boulot, je serai heureux. Dès que j’aurai trouvé le partenaire de ma vie, je serai heureux, dès que j’aurai une maison, des enfants, dès que les gosses auront quitté la baraque, je serai heureux !

Comme le suggère le psychologue américain Michael Eysenck, nous ne sommes pas câblés pour être heureux ou tristes pendant très longtemps. Ce qu’il nomme “Hedonic treadmill” ou “tapis roulant hédonique”. Une interaction de mécanismes rétroactifs dans le système nerveux qui nous contraint à un niveau de satisfaction ou bonheur très peu variable.

La poursuite du bonheur ressemble à un individu dans une roue de hamster, qui doit sans cesse avancer pour maintenir son niveau de satisfaction moyen.

Alors que faire ? Il existe bien sur toute une littérature de psychologie positive, la méditation de pleine conscience offre des résultats de bien être non négligeable, le bouddhisme comme je l’ai dit, se veut comme un guide pour atténuer la souffrance, mais au bout du compte, nous ne pouvons pas sortir du cadre de notre biologie.

La biotechnologie comme solution

Bien que l’on puisse se réjouir de l’amélioration des conditions de vie et du fait que nous vivons probablement la meilleure époque de notre histoire, la vie de milliards de personnes reste souvent maussade. Aucune réforme politique et économique, ni même d’ingénierie sociale radicale, ne peut surmonter cette réalité biologique. Il existe un degré prédéterminé, partiellement héréditaire, de bien-être ou de mal-être, autour duquel nous avons tous tendance à fluctuer au cours de notre existence. Et rien de mieux pour l’illustrer que le paradoxe de la loterie.

Même si l’an 3000 regorge de splendeur, d’utopie sociale et que sais-je encore, les habitants n’en seront peut-être pas plus heureux. Les humains seront toujours soumis au spectre des souffrances darwiniennes sauf si nous interférons avec le code source.

Les sciences du vivant, la biologie, la génétique et les neurosciences sont autant de disciplines qui nous permettent de mieux comprendre la biologie de la souffrance. À terme, nous en aurons probablement une compréhension très avancée. L’impératif hédoniste proposé par David Pearce décrit comment nous pourrions éliminer les expériences aversives. Ce n’est pas un plaidoyer pour que les humains embrassent une vie hédoniste au sens populaire du terme, avec sexe, alcool, drogue et débauche à outrance. Ce n’est pas non plus à comparer avec le meilleur des mondes d’Huxley ou tout le monde est uniformément joyeux, tranquillisé au service d’un État autoritaire. Mais concrètement, comment atténuer la biologie de la souffrance ?

Imaginer si recevoir un email ou un tweet provoquait une douleur. Ce serait embêtant et je fermerais vite fait mon compte twitter. Le fait d’avoir simplement son téléphone qui sonne suffit à attirer notre attention, pas besoin de la sensation nocive brute de la douleur. De manière similaire, tout ce qui importe c’est d’avoir un mécanisme de signalisation suffisant pour nous empêcher de causer des dommages irréversibles comme une brûlure ou une crise d’appendicite aiguë.

Et ce n’est pas juste en théorie. Prenons le cas de Johanne Cameron, une Écossaise qui a découvert seulement à l’âge de 65 ans qu’elle était différente. Et d’une manière impressionnante. Pour elle, la douleur est tout au plus un picotement. Utile pour signaler que quelque chose ne va pas, mais jamais insupportable. Son humeur est également étonnamment élevée. Pas de stress, pas de dépression, ni d’anxiété. Et ce en raison de quelques mutations génétiques.

La souffrance nous rend humains si on en croit certains penseurs comme Dostoïevski. Si c’est le cas, cette personne appartient à une autre espèce, j’imagine ?

En ce qui concerne l’éventail hédonique. Tandis que la majorité des personnes se retrouve entre -10 et +10, d’autres naissent, par un hasard génétique, avec un spectre entre 0 et +20. C’est une échelle simpliste, mais vous comprenez l’idée. Cette condition appelée hyperthymie signifie que ces personnes sont prédisposées génétiquement à avoir plus d’énergie, être plus motivées, ressentir plus de satisfaction et de bonheur, et à certains moments sont même encore plus heureuses. Autrement dit, ce ne sont pas des personnes en pleine extase contemplative la bouche ouverte en orgasme constant, elles sont fonctionnelles dans la société, avec comme nous tous, des hauts et des bas, mais leurs bas sont simplement beaucoup plus hauts que les nôtres. Prenez les journées où vous avez une pêche inébranlable, vous êtes motivé, vous aimez la vie dans sa plénitude. Imaginez que cet état soit la norme plutôt que l’exception et vous aurez une image simpliste de l’hyperthymie. A noter que l’hyperthymie possède des inconvénients, et que cet un exemple ici qui sert d’approximation sur le type d’état qui pourrait être atteint.

On pourrait donc se demander. Pourquoi ne pas ouvrir les options aux futurs humains, de devenir un mélange d’hyperthymiques et de “Johanne Cameron” ? Est-ce que ce serait immoral ? Si oui, pourquoi ?

Si on reconnaît que la souffrance est mal, et que nous avons les outils pour l’atténuer fondamentalement, alors on est obligé de conclure que de ne pas les utiliser serait au mieux de l’incohérence, au pire de la négligence.

Nous nous dirigeons vers une révolution des techniques de reproduction. Utérus artificiel, test génétique préimplantatoire et bien sûr, édition génomique. Des mots qui peuvent faire peur, et pour de bonnes raisons puisque les scénarios dystopiques sont faciles à envisager. L’idée de “bébés sur mesure” fait polémique. (Et j’ai même réalisé un court métrage sur le sujet). Mais anticiper des dangers ne doit pas forcément nous empêcher d’agir. Car les scénarios positifs sont également nombreux.

Cela passe d’abord par enlever tous les soupçons de maladie génétique bien sûr, comme la mucoviscidose ou la maladie de Huntington. Ce qui représente déjà un immense progrès dans l’atténuation de la souffrance dans la vie de l’enfant. Généralement pas le genre d’intervention qui génère des foules de manifestants anti-génétique.

Mais pourquoi ne pas sélectionner les allèles du gène SCN9A qui confèrent une très basse sensibilité à la douleur physique ? Après tout, les parents pourraient se demander:

Si notre petit bambin met la main sur la plaque chauffante, qu’est-ce qui est préférable ?

  • Une douleur atroce surgit vivement et dure pendant des heures.
  • Une contraction équivalente à un léger coup d’électricité statique qui rétracte la main par réflexe.

Ensuite, les parents pourraient se demander : à quel point souhaitons nous que notre enfant souffre de dépression, anxiété, désespoir et pensées suicidaires ? S’il devient possible de recalibrer l’éventail hédonique pour offrir une prédisposition génétique tel que l’enfant grandira en étant hyperthymique. C’est à dire sujet en moyenne, à des humeurs et états d’esprits positifs, alors c’est favoriser les chances de moins de souffrance dans la vie de son enfant. Chose que les parents vont contempler sérieusement.

C’est important de préciser que rien ne doit être obligatoire, encore moins forcé par un État. Sinon, pour le coup, on met les pieds dans la dystopie, l’eugénisme et ces autres mots qui font peur. Non, il y a évidemment le choix de laisser toutes ces options à la chance, à un lancer de dé génétique ou à Dieu pour les croyants. Mais je pense que si ces pratiques se démocratisent, et sont en partie ou complètement prises en charge par la société (ce qu’elle aurait économiquement intérêt à faire), alors tout à coup, la possibilité de donner le meilleur départ à son futur enfant sera irrésistible. Et si les dés génétiques ne tombent pas en faveur de l’enfant, imaginer le sentiment de responsabilité des parents qui auraient pu prévenir ce qui est la cause d’une grande souffrance.

Car même si on se dit que c’est dangereux de bidouiller avec les gènes, d’interférer avec la nature, il faut garder en tête que toute reproduction sexuée est une expérience dangereuse. Autrement dit, s’en remettre aux hasards n’est pas sans risque.

Donc oui, l’idée de bébé génétiquement modifié fait peur, mais on ne parle pas de choix esthétiques superficiels comme la couleur des yeux, ou la taille. On parle de choses qui affectent la qualité de vie. On pourrait dire que c’est manipuler les dés de la chance en faveur de l’enfant pour qu’il soit moins affligé par la douleur, et possède un tempérament éloigné des plus sombres recoins de la psyché humaine. Ce sont des questions intéressantes à contempler, compliquées, qui font et continueront de faire débat.

Notons aussi que les outils d’éditions génomiques tels que CRISPR CAS9 ne sont pas réservés à des modifications sur embryons. Il est possible pour un adulte de modifier ses gènes pour corriger, par exemple, la cécité congénitale (en cours d’essai clinique). Ce qu’on appelle une thérapie génique in vivo. Donc on peut très bien imaginer ce genre de thérapie à des fins de recalibrer la gamme hédonique et les seuils de douleur.

Une réaction à ce genre de procédure est de penser que c’est dystopique. Toutefois, une civilisation où la souffrance involontaire a été presque réduite à néant et où les individus vivent des états d’esprits positifs, la plupart du temps ne me semble pas remplir les conditions d’un futur horrible. C’est peut-être tout simplement un manque d’imagination de notre part. Et l’influence du “meilleur des mondes” d’Huxley est palpable. Comment ne pas avoir cette image d’une société où tout le monde est sous tranquillisant. Mais ce n’est pas du tout ce qui est envisagé.

Ce qui est en jeu est de savoir si les agents moraux intelligents que nous sommes devraient abolir la biologie de la souffrance involontaire ou plutôt conserver le statu quo. Devrions-nous viser à créer une civilisation hyperthymique dans laquelle des valeurs hédoniques élevées sont la norme plutôt que le privilège d’une poignée de cas particuliers ?

Les biotechnologies promettent de rendre les expériences en dessous du zéro hédonique, physiologiquement impossible, si on le souhaite. La civilisation future pourra être basée sur une nouvelle architecture de l’esprit : une vie entièrement étayée par des gradients de bien-être sensibles. Les états d’esprit de nos descendants risquent d’être incompréhensiblement divers par rapport à aujourd’hui. Pourtant, tous partageront au moins un trait commun : l’absence des souffrances les plus abondantes de notre quotidien.

Il deviendra purement une question de décision humaine si des modes de conscience désagréables sont générés, sous quelques forme ou texture que ce soit. Les expériences aversives seront ainsi un vestige sinistre de l’ère de la médecine prégénomique. Mais ce ne sera possible que si nous reconnaissons l’impératif moral d’abolir la souffrance. Même si beaucoup considèrent que la base de la moralité gravite autour de la souffrance (après tout, on ne s’inquiète pas du mal que l’on fait aux cailloux), souhaiter l’abolir ne fait pas encore l’unanimité.

Abolir la souffrance humaine serait un progrès considérable, mais elle reste prédominante dans la nature. Pas d’inquiétude, David Pearce est également préoccupé par la souffrance animale, ce que nous allons explorer dans une deuxième partie.

En attendant, si vous voulez aller plus loin, David Pearce est l’invité de notre podcast “Humain, Demain” lors d’une longue conversation de près de 2h, bientôt ou déjà publiée. Incluant l’impératif hédonique, le projet abolitionniste, mais également la conscience, le futur de l’humanité, le transhumanisme, et autres questions philosophiques et futuristes.

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