L’éthique du futur lointain : les implications morales de nos décisions ?

Partie 2/3 de la série Longtermisme
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Longtermisme
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L'éthique du futur lointain : les implications morales de nos décisions ?
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Insert : Si le futur de l’humanité était sublime, à quel point devrions-nous le préserver ?

Les agences spatiales du monde entier sont unanimes : un large astéroïde se dirige vers la Terre (scénario fictif). Il percutera la planète aux alentours de 2350, entraînant un risque d’extinction de la population de plus de 10 %. Seule notre génération peut le dévier. Dès lors, est-ce que 10 % est un taux suffisamment bas pour ignorer le problème, ou au contraire, devons-nous faire de cette menace l’une des principales priorités mondiales ? Comment justifier une mobilisation colossale de nos ressources pour des descendants d’un futur lointain que nous ne rencontrerons jamais ?

La première chose à considérer est l’ampleur de la tragédie. Une catastrophe existentielle comme l’impact d’un astéroïde a peu de chances de se produire sans souffrance. Certes, les habitants de l’an 2350 ne sont pas encore nés, mais nous pouvons nous mettre à leur place. Si l’humanité disparaissait dans un cataclysme planétaire l’an prochain, ce serait la mort de près de huit milliards de vies, incluant la vôtre et tous ceux que vous aimez. Beaucoup succomberaient en agonisant, affamés, brûlés ou ravagés par des maladies.[1]

Exemple dans cette vidéo sur les répercussions d’une bombe nucléaire (Kurzgesagt, 2019). Un conflit nucléaire à grande échelle ou un impact d’astéroïde multiplierait de tels effets.

Dès lors, empêcher une telle horreur n’a besoin que de peu d’arguments. Mais au-delà de la souffrance infligée à la dernière génération, l’extinction de l’humanité aurait des
conséquences bien plus dramatiques. Comme on l’a vu dans l’épisode précédent de cette série, le potentiel de la civilisation est astronomiquement large. Un nombre faramineux de descendants, à la qualité de vie extraordinaire jusqu’à l’ultime rayonnement des étoiles. Ce potentiel qualitatif et quantitatif serait à jamais réduit à néant. Mais est-ce moralement pertinent ?

Se soucier des milliards d’années à venir n’est pas évident. D’une part, en raison de l’incertitude inhérente à l’avenir, d’autre part, nous ne pensons pas pouvoir l’influencer sur de telles échelles. L’intuition la plus naturelle est donc de conclure que le présent et le court terme sont plus importants.

L’intuition de neutralité

L’intuition de la neutralité, ou l’éthique affectant la personne [2] Intuition de la neutralité – Effective Altruism Forum – Éthique affectant la personne – Effective Altruism Forum, nous disent qu’un acte ne peut être bon ou mauvais que si quelqu’un est concerné. Autrement dit, nous n’avons d’obligations éthiques que d’aider ceux qui sont déjà en vie, et non de permettre à davantage de personnes d’exister [3]Utilitarianism and new generations (Narveson, 1973). Selon ce point de vue, l’astéroïde ne nous concerne pas et la non-existence de millions de générations est moralement neutre.

Mais qu’en est-il si une poignée de survivants se retrouve à vivre dans des conditions horribles ? Est-ce toujours insignifiant de vouloir dévier l’astéroïde ? L’intuition de la neutralité insiste parfois sur le fait qu’il serait immoral de créer plus de souffrance, mais neutre de concevoir des vies épanouies. Toutefois, cette asymétrie semble difficilement justifiable [4]What We Owe The Future (Macaskill, 2022, p.184). Si nous admettons que c’est immoral de rendre possible des conditions de vies atroces, pourquoi ne serait-il pas vertueux de faire exister des générations épanouies ?

Une autre position suggère que le futur possède une valeur décroissante [5]The Precipice (Ord, 2020, Appendix A) – Discounting for public policy: A survey (Greaves). C’est-à-dire que plus l’époque est distante, moins elle est importante moralement. Comme une onde qui perd en intensité à mesure qu’elle s’éloigne de son origine.

Cependant, selon cette même intuition, nos ancêtres de l’an 750 auraient, eux aussi, pu justifier une catastrophe rendant notre époque invivable, au motif que nous comptons des millions de fois moins [6]Exemple repris et modifié de l’article Introduction to Longtermism (Moorhouse, 2021). Étant nous-mêmes directement concernés, nous réalisons que cette justification est immorale. Comment nos vies pourraient-elles moins compter que celles des personnes du 8ème siècle ?

Ou encore, supposons qu’un lac soit devenu toxique [7]Exemple repris et modifié de Reasons and Persons (Parfit, 1984, p315).. Un enfant y plonge dans 10 ans, un autre dans 110 ans. Dans les deux cas, les enfants souffrent tout autant. Il serait absurde de conclure que la douleur de l’enfant dans 110 ans est moins importante. Du point de vue de l’univers, cette souffrance a exactement la même valeur, peu importe quand elle se produit.

Impartialité temporelle du futur lointain

Nos considérations éthiques pourraient donc comporter une impartialité temporelle. Tout comme un individu ne doit pas être ignoré parce qu’il habite dans un pays éloigné, il ne doit pas non plus perdre en importance, car il se situe loin dans le temps. En l’absence de catastrophe, presque toute l’histoire se trouve dans le futur, ce qui signifie que presque tout ce qui a de la valeur s’y trouve également : toute la beauté, nos plus grandes réalisations, les joies les plus sublimes et nos découvertes les plus importantes.

L’astéroïde devrait donc être considéré comme une priorité clé de notre époque. Car même si une probabilité d’extinction de 10% semble faible, les enjeux sont conséquents. Si nous pouvions faire en sorte d’augmenter les chances de notre vaste potentiel, et si nous pouvions améliorer la vie de milliers de générations, cela pourrait avoir une importance colossale. Au-delà d’éviter l’extinction, nous avons une immense responsabilité pour ne pas provoquer les futurs les plus horribles. La souffrance sur des échelles astronomiques pourrait être pire que l’extinction. [8]S-risks: An introduction – Center For Reducing Suffering (Baumann, 2017)

Mais on peut également trouver des raisons de valoriser l’avenir en regardant le passé.

Devoir envers nos ancêtres

Face à des milliers de générations derrière nous, ne serait-ce pas un immense gâchis si nous causions l’arrêt de l’aventure humaine ?

Le succès remarquable de notre espèce repose sur une coopération intergénérationnelle incomparable. Sans cette dernière, nous n’aurions acquis aucune technologie, aucune culture et tradition, aucun monument et patrimoine, aucune capacité d’améliorer l’avenir. [9]The Precipice (Ord, 2020)

Parce que la flèche du temps ne nous permet pas de remercier nos ancêtres, la meilleure façon d’exprimer notre gratitude est de passer le relais aux prochaines générations. Nous avons l’occasion de configurer les trajectoires futures en cédant un monde meilleur, et corriger les torts qui nous ont été légués. Si nous échouons, nous serons la première génération à éteindre la flamme de la civilisation. Ce serait aussi causer la destruction de tout ce qui a de la valeur culturelle dans l’histoire que nous pourrions avoir des raisons de préserver.

Ajoutons que notre extinction pourrait avoir des conséquences pour l’univers lui-même.

Importance cosmique

Tant que l’incertitude sur la présence de vie extraterrestre n’est pas résolue, il est crucial de considérer sérieusement les implications d’être le résultat d’un hasard extraordinaire.

Si nous sommes l’unique espèce douée de notre niveau de conscience dans tout le cosmos, notre extinction verrait la fin de l’une des parties les plus rares et les plus précieuses de l’univers. Car nos expériences permettent à l’univers de se connaître. Et dans l’éventualité où la Terre serait le seul endroit abritant autant de complexité, où quoi que ce soit ressent, pense, ou aime, alors l’humanité serait la seule espèce capable de protéger la vie des catastrophes naturelles et, éventuellement, de la faire prospérer dans le cosmos. Les catastrophes existentielles ne menacent pas seulement l’humanité, mais toute la faune et la flore. Notre importance pourrait être cosmique.

L’importance du futur

Sur une balance morale, le bien-être de quintillions de descendants pèse plus lourd que celui de 8 milliards d’individus. Est-ce que ça implique que nous devrions consacrer la plupart de nos ressources à l’amélioration de l’avenir lointain ? On peut y voir une idéologie dangereuse susceptible de négliger les souffrances actuelles. [10]Against longtermism – Article Aeon (Torres, 2021)

Cependant, certaines interventions suggérées pour affecter le futur à long terme semblent excellentes pour le monde de demain. Si nous réduisons les risques d’extinction, par exemple, en diminuant les probabilités de guerres nucléaires ou de pandémies, alors le monde sera plus stable et moins vulnérable. Ce qui bénéficiera à la fois aux générations actuelles et garantira le maintien de notre potentiel. Éliminer l’extrême pauvreté et accélérer la sortie progressive des énergies fossiles également. D’une manière générale, il est possible que le fait d’améliorer les conditions qualitatives du présent renforce la perspective de réaliser des futurs positifs.

Beaucoup trouveraient sûrement trop exigeant de donner la priorité aux futures générations. Mais s’il existe un plafond sur le sacrifice total requis pour maximiser notre potentiel, il paraît invraisemblable que la société actuelle soit proche de cette limite. 0,001% du PIB mondial est délibérément destiné à protéger l’avenir à long terme de l’humanité. C’est moins de 0,2% des revenus de l’industrie des casinos aux États-Unis. [11]Longtermism.com FAQ Nos priorités ne semblent pas alignées sur ce qui a le plus d’importance.

Tout comme se préoccuper davantage de nos enfants ne signifie pas négliger les intérêts des étrangers, se soucier davantage de nos contemporains ne signifie pas ignorer les intérêts de nos descendants. Maintenir une diversification de considération morale est essentiel lorsque l’on souhaite avoir un impact positif. On peut conclure que l’avenir à long terme est une priorité clé de notre époque, pas forcément la seule, et qu’il existe beaucoup de convergence entre améliorer le futur proche et le long terme.

Il est compréhensible de classer ces idées comme contre-intuitives ou appartenant à la science-fiction. Mais des propositions éthiques qui paraissaient autrefois avant-gardistes, comme abolir les exécutions publiques, se sont désormais normalisées.

Peut-être que les arguments sont imparfaits ou qu’il nous manque des considérations cruciales. Dans ce cas, on parle d’incertitude morale [12]Moral Uncertainty (Bykvist, Ord, MacAskill, 2020) et plus de recherches sont requises. Cependant, faire de notre potentiel l’une de nos priorités ne nécessite pas de certitude, car les enjeux ne sont pas équilibrés. Face à l’extinction ou des souffrances astronomiques, il est préférable de faire preuve de prudence plutôt que d’insouciance.

La meilleure stratégie pourrait être de protéger l’humanité jusqu’à ce que nous ayons une position beaucoup plus éclairée sur ces questions.

Le longtermisme affirme que les personnes vivant dans l’avenir comptent tout autant que celles qui existent aujourd’hui. Peu importe la distance temporelle qui nous sépare. Cela implique que, si vous vous souciez d’avoir un impact positif, votre principale préoccupation devrait être de savoir si l’humanité prendra des trajectoires positives ou négatives menant au lointain futur. Car cela concerne potentiellement des quintillions de descendants.

Mais comment avoir un impact sur un horizon si éloigné ? Est-il seulement possible d’influencer les milliards d’années à venir ? Nous verrons dans le prochain épisode les différentes options qui s’offrent à nous.

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Exemple dans cette vidéo sur les répercussions d’une bombe nucléaire (Kurzgesagt, 2019). Un conflit nucléaire à grande échelle ou un impact d’astéroïde multiplierait de tels effets.

2 Intuition de la neutralité – Effective Altruism Forum – Éthique affectant la personne – Effective Altruism Forum
3Utilitarianism and new generations (Narveson, 1973)
4What We Owe The Future (Macaskill, 2022, p.184)
5The Precipice (Ord, 2020, Appendix A) – Discounting for public policy: A survey (Greaves)
6Exemple repris et modifié de l’article Introduction to Longtermism (Moorhouse, 2021)
7Exemple repris et modifié de Reasons and Persons (Parfit, 1984, p315).
8S-risks: An introduction – Center For Reducing Suffering (Baumann, 2017
9The Precipice (Ord, 2020
10Against longtermism – Article Aeon (Torres, 2021)
11Longtermism.com FAQ
12Moral Uncertainty (Bykvist, Ord, MacAskill, 2020)
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