L’homme numérique

Tout public Fiction • Temps de lecture : 8 minutes
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22 mai 2183
Plateau de l’émission « Questions de fond »

Sur les canapés de faux velours, les trois hommes discutaient poliment, formant un triangle avec le fauteuil qui portait l’appareillage de transmission. La caméra sphérique était posée sur un socle qui la maintenait à hauteur de visage humain, et un homme en costume, souriant et au faciès familier, s’adressa à elle.

— De retour sur le plateau de « Questions de fond », avec nos invités Mark Langlois et Timothy Zerkis. Nous allons maintenant pouvoir aborder un thème plus spirituel, toujours autour de la découverte de monsieur Langlois et de son équipe. Nous accueillons pour l’occasion notre troisième invité de la soirée, Rami Welling.

Une vague d’applaudissements pré-enregistrés emplit le studio désert, et un homme d’une soixantaine d’années entra sur le plateau. Il serra la main aux hommes présents et s’installa sur le canapé rouge, à côté de Tim Zerkis.

— Monsieur Welling, vous êtes astro-théoricien diplômé de l’université de Metapolis, et microsophe, enseignant dans une école privée de Marbis. Expliquez-nous votre position par rapport à l’invention qui a secoué le monde ; probablement la plus importante de l’histoire.

Le présentateur se tourna vers la caméra qui transmettait l’image intégrale à des milliards de téléspectateurs. Monsieur Welling, légèrement décontenancé, se tourna à son tour vers la camésphère, puis revint sur le présentateur lorsqu’il prit la parole.

— Eh bien, tout d’abord, je ne peux qu’appuyer vos propos ; cette étape dans la science ne peut qu’être saluée, elle révolutionnera le monde tel que nous le connaissons, immanquablement.

Son regard passa sur les autres invités et s’attarda sur Mark Langlois, dont la naïveté typique semblait transpirer par les yeux.

— Une telle connaissance, un tel pouvoir sur la matière, n’est pas chose anodine, cependant. L’histoire est remplie de découvertes scientifiques qui ont été perverties, détournées, regrettées parfois. Une foule de doutes et de craintes m’étreint, moi et beaucoup de personnes, je pense, à la pensée de ce que ce nouveau pouvoir sur la nature pourrait amener. Depuis… cela fait quoi, un mois que la percée a été faite ? Depuis un mois, vous avez, monsieur Langlois, été contacté par pas moins de soixante-quatorze compagnies, allant de Mankind, une corporation de sociétés transhumanistes, à Morphis, la multinationale qui possède la quasi-totalité du réseau pla-NET. Sans compter la présence sur ce plateau de monsieur Zerkis, opérateur chez Mingle, anciennement détentrice du réseau Internet. Les sociétés du monde numérique et de la micro-informatique gravitent autour de vous, monsieur Langlois. Cela ne vous fait-il pas peur ? Moi, je serais terrifié.

Un court silence se posa sur le plateau ; les joues de Rami Welling étaient rouges et brûlantes.

— Alors, tout d’abord, si je peux répondre, intervint Timothy Zerkis en repositionnant machinalement sa cravate, je suis ici en tant que spécialiste de bio-implantation. J’ai laissé ma casquette d’opérateur à la maison.

De légers rires s’échappèrent des haut-parleurs du studio alors que monsieur Zerkis souriait face à la caméra.

— Monsieur Welling, répondit alors Mark Langlois. Je comprends vos inquiétudes, et je vous remercie de les exprimer. C’est un sujet que mon équipe et moi-même prenons très au sérieux, et de nombreuses discussions et évaluation stratégiques ont été faites sur l’impact de cette découverte. C’est pourquoi nous avons saisi avant tout le gouvernement et le C.E.H. pour protéger toute dérive à la base du projet. De plus, nous ne sommes plus à l’âge des guerres humaines…

— La guerre aujourd’hui ne se mène plus avec des armes, monsieur Langlois. Vous êtes aujourd’hui une ressource rare pour laquelle les multi-milliardaires à la tête des compagnies planétaires vont se battre. Combien vous ont-elles offert ? Jusqu’où ont-elles renchérit, ces sociétés dont les publicités ornent le studio de canal 88 ?

— Oh là, monsieur Welling, intervint alors le présentateur avec un grand sourire. Restons polis et raisonnables, je vous en prie. Monsieur Langlois n’a aucune obligation de parler de ses affaires privées ici.

—… et je ne le ferai pas, ajouta l’intéressé.

Timothy Zerkis s’avança alors sur le fauteuil, jeta un regard vers son voisin, et reprit la parole en s’adressant au présentateur.

— Vous savez, il y a beaucoup de gens qui pensent encore que certaines des découvertes majeures de l’histoire sont des erreurs et auraient dû être ignorées, comme l’énergie nucléaire, ou l’ingénierie génétique. Mais ils oublient aussi tout ce qu’ont permis ces avancées technologiques ; des choses dont on ne pourrait pas se passer aujourd’hui. Tenez, par exemple, prendriez-vous le risque de mettre au monde un enfant sans être suivi par un généticien ? Et pensez à toutes les personnes que cette science a aidé durant notre siècle, nous avons quand même éradiqué les maladies héréditaires et guérit le cancer ; plus personne aujourd’hui ne meurt dans un hôpital.

Rami Welling ferma ses yeux une seconde et se saisit la tête dans une main. Tout semblait si loin, si colossal, comment pouvait-il juste transmettre ce qu’il voyait, lui ?

— Il ne faut cependant pas fermer les yeux sur tout le mal qu’ont amené ces découvertes. Mais ce n’est pas le débat ici ce soir, je crois, ajouta-t-il en levant une main pour empêcher monsieur Zerkis de renchérir. Monsieur Langlois, commença-t-il en décidant d’entrer dans le vif du sujet, la Corponumérie, comme je crois vous l’avez nommé dans votre rapport à la commission internationale…

— Oui, il s’agit d’un nom temporaire…

— Ce procédé, continua-t-il, devrait à terme permettre la numérisation de corps possédant une masse visible à l’œil nu, voire de petits objets du quotidien.

— En effet, c’est les prédictions auxquelles nous avons aboutis ; le principal obstacle est énergétique, ainsi que matériel ; nous n’avons pas l’infrastructure pour construire des scanners suffisamment grands. Le matériau employé est un métal exo-planétaire qui a la particularité de désolidariser, en quelque sorte, les éléments qui composent l’atome. Et nous savons que l’atome est constitué d’énergie. En utilisant un procédé très complexe d’analyse structurelle et de schématisation nucléaire, nous pouvons enregistrer au niveau quantique le placement des particules subatomiques en simple donnée numérique. Le reliquat, comme nous l’appelons, peut ensuite être exploité par un dérivé de la plasmogénèse, et c’est là que l’énergie utilisée est phénoménale. Dans le plasmogéneur, la matière est reconstituée à l’identique, selon les données du reliquat. À terme, bien sûr, il n’y a théoriquement rien qui empêche la numérisation de corps plus imposants.

Le professeur Welling acquiesça ; cette explication n’était donnée que pour la caméra dont l’œil captait tout ce qui se passait sur ce plateau. Une explication plus poussée était déjà fournie dans le rapport qui avait déjà été publié dans nombre de revues.

— Pensez-vous que l’humanité parviendra au stade où chacun détiendra, chez lui, un scanner à numérium ainsi qu’un plasmogéneur ?

— Eh bien, tout ça n’est que projection, mais on ne peut qu’espérer que ce soit le cas, dans un futur de notre société, oui. Nous avons déjà passé le cap du numérique dans tous les domaines spirituels et sociaux de notre vie. La matière n’est qu’une étape de plus à franchir.

— Il y a cependant une spécificité avec ce domaine, reprit le professeur Welling en trépidant d’impatience. Nous aussi, humains, sommes constitués de matière. Comment alors aborderions-nous la numérisation d’un humain.

Tous présents sur le plateau sourirent alors que le sujet du débat parvenait enfin à ce qu’il était censé être depuis le début. Rami Welling, également, était satisfait.

— C’est en effet un sujet très délicat, admit Mark Langlois en reprenant un ton grave. C’est bien sûr un sujet que nous avons abordé dans nos réunions avec le comité, et dans nos échanges avec le gouvernement. La paternité du projet nous est acquise, aussi moi et mon équipe possédons des droits sur celui-ci, mais vous savez que toute découverte est soumise à un jugement de la part du comité, et le gouvernement détient le fin mot en ce qui concerne toute exploitation future des technologies employées. Même monsieur Zerkis ici présent ne pourrait, au nom de Mingle, détourner l’outil de ce qu’on lui a expressément autorisé de faire. Et la numérisation humaine est un domaine de recherche très surveillé, et très contrôlé.

— Oui, acquiesça Welling sur un ton conciliant, je suis sûr que des personnes très compétentes œuvre à cette question. Mais c’est sur ce point que je voulais soulever le débat, si vous le voulez bien. Nous savons que le domaine médical de la bio-implantation provoque certaines dérives dans les pays les plus pauvres, où le contrôle du comité est le plus faible. Je suis sûr que monsieur Zerkis est au fait de ce genre d’affaires, les personnes augmentées au terme de trafics avec nos pays occidentaux, l’importation clandestine de bio-implants modifiés qui peuvent altérer le psychisme ; nos hôpitaux psychiatriques en ont bon nombre dans leurs ailes de longue durée.

— Je ne vois pas quel rapport… commença Zerkis.

— J’y viens, l’interrompit Welling d’une main levée. Monsieur Langlois, que pensez-vous qu’il arrive à une conscience qui tout à coup se voit privée de ses repères naturels tels que le temps, l’espace, la sensation d’être un corps uni ?

L’homme haussa les sourcils et sourit en haussant les épaules.

— Très précisément. Nous n’en savons rien. Je parle de ceci, car ces implants qui altèrent l’humain, qui modifient son sentiment d’existence même, prennent de plus en plus d’ampleur, et leurs effets dévastateurs sont incontrôlables, à l’échelle planétaire. Dans dix, vingt, ou cinquante années, nous aurons peut-être les moyens de fournir chaque foyer de son scanner. Et je pense qu’un tel outil est terriblement dangereux dans une utilisation publique et libre. Car le numérique, nous le savons depuis des siècles maintenant, est une ruche percée de part en part, que le moindre pirate peut intégrer et manipuler à sa guise. Ouvrir l’esprit humain, ce qu’il a de plus personnel et de sacré, à ce monde aussi chaotique et anarchique, c’est laisser entrer la folie dans nos sociétés.

Rami Welling reprit son souffle et s’adossa au fauteuil, la sueur lui coulant sur le front.

— Comme je l’ai dit, nos spécialistes ont ces problématiques en tête, soyez rassuré. La question est encore très théorique, et les moyens d’y parvenir ne seront peut-être jamais à notre portée. D’ici là, la Corponumérie sera détenue par les pouvoirs publics et utilisée uniquement à des fins d’utilité publique.

— Merci monsieur Langlois. Monsieur Welling, monsieur Zerkis, je propose de nous retrouver dans cinquante ans pour discuter à nouveau de tout cela ? Nous allons maintenant accueillir Nathalie Klaudis qui va nous parler des projets énergétique que la Corponumérie pourrait grandement aider dans la prospection exo-planétaire de minerais rares.

Le professeur Welling sourit, salua, serra des mains, et marcha jusqu’aux coulisses. Près de lui, Timothy Zerkis souriait, comme à son habitude. Rami Welling était déjà plutôt âgé, et il ne connaîtrait probablement jamais le fin mot de l’Histoire. Mais d’autres que lui, heureusement, partageaient ses inquiétudes.

(à suivre…?)

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