L’argument de la simulation peut-il précipiter la fin de l’univers ?
Petit avertissement : Le mot simulation est écrit plus de 70 fois ! Ce n’est pas ma faute s’il n’existe pas beaucoup de synonymes pertinents.
Un de mes sujets intellectuels préférés c’est la question de savoir si nous vivons dans une simulation informatique. Certains pourraient rouler des yeux en se demandant comment on peut prendre cette idée au sérieux. Mais c’est remarquable de voir à quel point cette hypothèse a gagné en popularité depuis le début du siècle. Et pas seulement parmi les geeks comme moi, mais aussi les philosophes et scientifiques comme Nick Bostrom, auteur de l’article original sur l’argument de la simulation.
Alors je ne vais pas explorer à nouveau l’origine de cette hypothèse et les arguments qui en font une proposition prise au sérieux, puisqu’on en a déjà parlé plus en détail dans : “Hypothèse de la simulation : nouvelle conclusion pour notre futur !”
Pour les curieux je vous invite à y jeter un oeil. On voit notamment pourquoi à ce jour, la probabilité que nous soyons dans une simulation ne peut pas être supérieure à 50%. Mais ça pourrait changer dans le futur. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le sujet du jour.
Je suis tombé récemment sur un article dans le New York Times, publié par le philosophe Preston Greene. Je l’ai trouvé fascinant et ça ouvre une toute nouvelle catégorie de risques existentiels, un autre de mes sujets favoris. Et vu que ça concerne notre futur, j’ai décidé d’en parler ici. La question centrale c’est de savoir si notre univers risque une fin prématurée si nous vivons dans une simulation.
Répondre à cette question implique logiquement des spéculations, en raison de l’absence de données, mais quand quelque chose d’aussi important que la fin de notre monde est en jeu, il est essentiel de prendre ces possibilités au sérieux même si elles nécessitent quelques spéculations que certains pourraient juger comme une perte de temps.
Au sommaire
Les simulations sont-elles inévitables ?
Une façon d’aborder l’argument de la simulation consiste à réfléchir aux types de technologies futures que notre civilisation est susceptible de développer. Des super ordinateurs capables de simuler des univers virtuels quasi indiscernables de la réalité font partie de la liste. Si nous avions actuellement la technologie pour créer des simulations complètes de l’univers, de l’histoire de l’humanité et de ses innombrables variations potentielles (ce que Nick Bostrom appelle les simulations d’ancêtres) est ce que nous serions intéressés de le faire ? ll y a de grandes chances que oui.
Les chercheurs en sciences sociales et naturelles utilisent déjà des simulations informatiques pour tenter de répondre à des questions du type: comment se forment les galaxies, quelle est la cause des guerres? Quels systèmes politiques sont les plus stables? Comment le changement climatique affectera-t-il la migration mondiale? Qu’est-ce qui favorise l’évolution et la chute des civilisations? Générer de nombreuses simulations impliquant des milliards de personnes serait un atout incroyable. De telles simulations permettraient de répondre aux questions contre-factuelles sur l’histoire (c.-à-d. “Que se serait-il passé si la Révolution française avait échoué, si l’Empire romain ne s’était pas effondré, etc.?”).
Aujourd’hui, la qualité de nos simulations est variable, car elles sont limitées par la capacité des ordinateurs modernes à imiter la vaste complexité de notre monde. Mais que se passerait-il si les ordinateurs devenaient un jour si puissant, et ces simulations si sophistiqués, que chaque personne simulée était un individu aussi compliqué que vous et moi, à tel point que ces personnes n’auraient aucune idée qu’elles vivent dans une simulation? Et si c’était déjà arrivé?
En dehors de la recherche, il y a aussi la possibilité que des simulations soient simplement créées à des fins divertissantes. Il suffit de regarder le marché du jeu vidéo pour comprendre l’intérêt que pourraient avoir nos descendants à créer de meilleurs jeux. Allant jusqu’à recréer la réalité. Une sorte d’open-world ultime.
Une question de probabilité
De plus, si nos descendants décidaient de créer des simulations d’ancêtre ou historiques, alors ils seraient en mesure d’en créer un très grand nombre. Basé uniquement sur ce que nous savons du calcul informatique théorique, on peut raisonnablement estimer des milliards de simulations créés par jour. Nous pouvons donc énoncer l’idée de base de l’argument de la simulation en une phrase: si nous pensons qu’il y a une chance substantielle que notre civilisation exécutera un jour de nombreuses simulations d’ancêtres, alors il devient difficile d’échapper à la conclusion que nous sommes dans une de ces simulations. Par simple distribution de probabilité.
Ces dernières années, les scientifiques se sont intéressés à tester cette théorie. En 2012, s’inspirant des travaux de Nick Bostrom, des physiciens de l’Université de Washington ont proposé une expérience dans un article scientifique intitulé «Les contraintes sur l’univers comme simulation numérique». Ils y discutent les limites théoriques des simulations informatiques et tentent d’envisager des expériences possibles pour tester si notre univers est une simulation. Les détails sont complexes, mais l’idée de base est simple: certaines des simulations informatiques actuelles de notre cosmos produisent des anomalies distinctes – par exemple, il y a des sortes de glitch dans le comportement des rayons cosmiques que l’on simule. Si en examinant de plus près les rayons cosmiques dans notre univers, nous détectons des anomalies comparables, cela rendrait probable que nous vivons dans une simulation. Des expériences similaires ont été proposées ces dernières années, notamment sur la structure de l’espace temps qui pourrait être pixelisé par exemple. Mais jusqu’à présent, aucune n’a été menée. Et c’est une très bonne nouvelle selon Preston Greene. Pourquoi ?
Risques d’interruptions
Si nous envisageons la possibilité que nous vivons dans une simulation historique, alors nous devrions sérieusement considérer ce que cela implique. Et une des implications les plus drastiques est le fait que notre univers pourrait cesser d’exister en un claquement de doigts, en fonction de nos futures décisions. Ce qui est appelé les risques d’interruptions.
Un premier exemple concerne l’idée que nos simulateurs sont contraints par des lois de la physique. Même si elles sont différentes des nôtres, on suppose qu’ils n’ont pas un accès infini à des ressources informatiques. Donc chaque simulation qu’ils font tourner impose un coût sur leur puissance de calcul. Cela risque de poser problème dans un scénario de simulation imbriqué (ou simulation poupée russe). Si des milliards de simulations historiques créent leurs propres simulations avec des milliards d’habitants chacun, ça entraînera, à un moment donné, une grande pression sur le système originel. Et lorsqu’un programme épuise trop de ressources, la solution la plus simple est de le terminer.
Preston Greene imagine une expérience de pensée pour illustrer le problème :
Margaret est une informaticienne qui développe un nouveau programme qui lui donnera l’occasion de simuler sa vie passée. C’est son sujet d’étude sociologique on va dire. Le programme exécutera des millions de simulations de son passé, dans lesquelles les conditions initiales et les événements varient. Les simulations sont indiscernables de la réalité originelle pour les Margaret à l’intérieur des simulations. Elles vont expérimenter toute une vie en seulement quelques secondes pour la Margaret originale. Le temps qu’il faut pour le programme d’exécuter les simulations. Le problème c’est que certaines des simulations ressembleront forcément à la vie originale de Margaret. Incluant son choix de créer un programme de simulation de sa vie passée. Autrement dit, elle fait fasse au scénario de poupée russe.
Afin de ne pas faire exploser ses capacités de calcul, elle décide que toute simulation dans laquelle une Margaret simulée choisit de créer elle-même ses propres simulations sera terminée.
Un soir, alors qu’elle est en train de manger des noix de cajou, Margaret est prise par une soudaine réalisation. Est-elle actuellement dans une simulation ? Est elle l’une des millions de Margaret simulés ? Statistiquement, elle conclut que oui. Comment pourrait-elle être l’originale si des millions sont simulés ?
Elle a maintenant terminé le programme et doit décider de l’utiliser ou non. Bien qu’elle meurt d’envie de voir les résultats des simulations, elle sait que si elle est dans une simulation, alors choisir d’exécuter le programme entraînera la fin de sa propre simulation. On est sur un cas typique de théorie de prise de décision.
Une date limite à notre simulation ?
La réalité dans laquelle nous nous trouvons a peut-être une date limite : le moment où l’on aura acquis la capacité de simuler des univers. Cela marque peut-être la fin de l’expérience pour nos créateurs. Nos descendants devront donc y réfléchir 2 fois avant de lancer la première simulation historique. Toutefois, il faut noter une différence entre le cas de Maraget et le concept de simulations d’ancêtres. Margaret sait que lancer son programme pourrait causer sa perte. Car elle a spécifié la règle anti-poupée russe dans son programme. Par contre, nous ne savons pas si nos simulateurs souhaitent éviter le scénario poupées russe ou non. Il nous est impossible de savoir combien de simulations d’ancêtres imbriqués sont autorisées. Ni où nous nous trouvons dans cette arborescence de simulation.
Le deuxième risque d’interruption soulevé par Preston Greene concerne ce qu’il appelle la prémisse de conduite scientifique: à moins qu’il ne soit extrêmement improbable qu’une expérience entraîne notre destruction, il n’est pas rationnel de mener l’expérience.
Cette prémisse est profondément ancrée dans la pratique scientifique moderne. Imaginer un scientifique souhaitant mener une expérience qui n’a qu’une faible probabilité de produire un résultat intéressant, mais si elle produit un résultat intéressant, elle peut aussi provoquer l’anéantissement de notre univers. Est-ce que mener à bien cette expérience serait justifiée? Bien sûr que non.
On peut résumer cette prémisse par une comparaison. Si vous ne savez pas si l’arme que vous tenez est chargée. Une façon de le savoir est de jouer à la roulette russe. Si le pistolet ne se décharge pas, cela prouve que le pistolet est vide. Si votre tête explose, cela prouve que l’arme était chargée, mais cela n’a pas d’importance, car vous êtes mort. Il est donc irrationnel d’utiliser la roulette russe comme moyen de prouver si une arme est chargée.
Si tester scientifiquement l’hypothèse de la simulation a une probabilité significative d’entraîner la fin du monde, il est irrationnel de poursuivre de telles expériences. Dès lors, on doit se demander pourquoi des simulateurs souhaiteraient terminer une simulation si ses habitants découvrent la vraie nature de leurs réalités.
La réponse dépend bien sûr du type de simulation, mais on peut se prêter à l’exercice de voir les scénarios qui pourraient entraîner la fin d’une simulation d’ancêtre. En restant dans l’idée que les simulations pourraient avoir une vraie valeur de recherche scientifique, en particulier pour des études historiques et sociologiques, on se rend compte que découvrir la nature simulée de sa réalité a des implications dramatiques.
Lorsqu’il s’agit de tester l’efficacité d’un nouveau médicament, certains patients reçoivent un placebo, d’autres le médicament. Si jamais un patient parvient à savoir ce qu’il a pris, l’essai est inutile et il ne fait plus partie de l’expérience.
En suivant le même raisonnement, si les habitants d’une simulation d’ancêtres apprennent qu’ils vivent dans une simulation, cela aura un effet significatif sur le cours de l’histoire humaine, et la valeur de la simulation pour répondre à des questions historiques contre-factuelles est rendue nulle. En effet, admettons que vous créez une simulation contre-factuelle historique dans le but de savoir ce qu’il se serait passé si l’URSS ne s’était pas effondrée. Vous lancez la simulation, toute l’histoire de l’humanité se déroule en quelques secondes, mais soudain, en 1986, les humains simulés découvrent qu’ils vivent dans une simulation. À quoi bon continuer, le résultat de votre simulation est un échec.
L’exception serait les simulations historiques contre-factuelles qui sont explicitement conçues pour étudier ce qui se passerait si les gens découvraient qu’ils habitent une simulation. Pour d’autres types de simulations historiques contre-factuelles, comme celle qui étudie les effets des guerres mondiales ou des révolutions, la découverte que le monde est simulé contaminerait les données.
Toutefois, on pourrait faire la remarque que le simple fait de se poser la question : “Est ce que nous sommes dans dans une simulation ?”, a le potentiel de faire diverger le cours de l’histoire si un nombre de personnes suffisamment élevé adhère à l’hypothèse. Ce qui pourrait constituer une raison valable pour nos simulateurs d’arrêter la simulation. Mais c’est très peu probable, car il ne s’agit que de questionnement philosophique, qui finalement remonte à l’antiquité. Bien que sous des formes différentes. Spéculer sur la nature de la réalité a bien moins d’impact que la preuve empirique que notre monde est une simulation. Ceci dit, si jamais des personnes influentes sur cette hypothèse disparaissent mystérieusement, il faudra s’inquiéter.
Tout cela renforce l’argument de Preston Greene selon lequel nous ne devrions pas chercher à prouver scientifiquement que nous vivons dans une simulation. Finalement les seuls avantages d’une telle preuve seraient une connaissance accrue des fondamentaux de la réalité. Les conséquences pourraient être l’anéantissement de l’univers. Autant dire que ça ne vaut pas le coup.
On a donc vu que l’hypothèse de la simulation en tant qu’explication plausible pour notre univers implique une toute nouvelle catégorie de risques existentiels. Les risques d’interruption. Leur probabilité augmente lorsque nous décidons de mener une expérience scientifique prouvant que nous vivons dans une simulation. Ainsi que si nous décidons de créer nos propres simulations historiques.
J’espère juste qu’en publiant cet article, cela ne va pas convaincre trop de monde que nous vivons dans une simulation, et donc corrompre son but initial et la rendre invalide. Pitiez chers simulateurs, ne mettez pas notre simulation dans la corbeille !!
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